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The Turn of the Screw jusqu’à l’étouffement à Bruxelles

03/06/2024
Ed Lyon (The Prologue), Sally Matthews (The Governess) et Julian Hubbard (Peter Quint). © Bernd Uhlig

La Monnaie, 12 mai

Présentée, en avril 2021, devant une salle vidée par la pandémie, pour faire l’objet d’une retransmission en streaming, puis d’un enregistrement audio (CD Alpha Classics), la production de The Turn of the Screw, signée Andrea Breth, revient à la Monnaie de Bruxelles, avec un nouveau chef, mais une distribution presque inchangée, sans rien perdre de la puissance expressive qui crevait alors l’écran (voir O. M. n° 173 p. 48 de juin 2021).

Difficile de mettre en scène l’ouvrage de Benjamin Britten, ses fantômes et ses mystères. Les premiers existent-ils réellement ? Sont-ils une émanation ectoplasmique d’un lieu maléfique, ou la projection mentale de l’imagination angoissée de la Gouvernante, prise au piège d’un réel qui la domine peu à peu ?

De fait, Andrea Breth, dont le parcours dit combien elle aime se confronter aux enfermements, pose les questions au spectateur, mais n’impose aucune certitude, ni même réponse simpliste. Et c’est bien ce questionnement ouvert qui devient le but, et subjugue, dans sa manière – forte – de ne pas montrer la mécanique de cet écrou dramatique, si admirablement construit par Myfanwy Piper, d’après Henry James, mais d’en exposer la permanente étrangeté, et l’imparable angoisse.

Bly, la maison piège, ici construite par Raimund Orfeo Voigt, vide comme un tableau d’Edward Hopper, meublée comme dans ceux de René Magritte, y contribue magistralement. Une sorte de salon XIXe, aux très hauts murs mobiles gris lambrissés, percés de grandes baies, où des portes coulissent, semble le centre d’autres espaces mouvants et d’autres baies. D’énormes placards les remplissent parfois, où le mal semble tapi, avec des doubles d’enfants suspendus, comme des costumes, à des cintres.

Des appliques à lames de verre, dessinant des motifs géométriques de pâle lumière froide, des chaises, un fauteuil et un grand piano basculé, donc la caisse avale certains personnages, sont-ils la concrétisation d’une maison normale, vue par les yeux imaginatifs d’enfants ? Ou d’un lieu malsain, où s’entrecroisent nombre de figures muettes, doubles du Prologue ou du Tuteur, de Peter Quint et de Miss Jessel, multipliant les présences, jouant des ressemblances, au point qu’on confonde les bons et les méchants ? Costumes noirs et gris, chapeaux mous, cols blancs chez les femmes, tout participe à l’ambiguïté physique victorienne, que seule la voix sort du flou.

Si cette incertitude visuelle y prend sa part, c’est, cependant, la direction des acteurs du drame, tendue, exacerbée, qui cristallise le mystère ambiant. Bien entendu, Mrs. Grose – la toujours formidable Carole Wilson, solide comme un roc, et fort expressive – passe à côté des choses dans sa bonhomie bien installée, comme le Prologue – superbe Ed Lyon, un luxe vocal à lui seul –, qui déambule le reste du temps, sans qu’on sache qui il est. Mais tous les autres participent à la noyade de « la cérémonie de l’innocence ».

Somptueuse de pulpe, et de raffinement technique, Sally Matthews s’impose à nouveau, et aisément, en Gouvernante, comme une pauvre égarée, impuissante face à ce qui la dépasse, y compris en elle-même, au point de ne pas porter au-delà de la fosse son effroi face à la mort de Miles. Malgré une annonce préalable, le Peter Quint de Julian Hubbard joue des mélismes de ses lignes, avec une réelle facilité et un timbre prenant, qu’il chante la séduction ou glapisse la méchanceté.

Différence d’avec la retransmission de 2021, Miles est ici duel, vocalement et sur le plateau. Samuel Brasseur Kulk ayant, semble-t-il, mué au cours des répétitions, Noah Vanmeerhaeghe, double plus petit, et différent en tout, se charge d’une partie de sa vocalité perdue, aigus diaphanes autant qu’éructations, ce qui ajoute à l’indéfinition du jeune possédé. Katharina Bierweiler reste une Flora incarnée, tandis que le chant puissant, sauvage parfois, de la Miss Jessel, nouvelle venue, d’Allison Cook domine facilement celui, plus raffiné, de la Gouvernante.

Maître d’œuvre de l’effroi sonore, Antonio Méndez prend le relais de Ben Glassberg, à la tête de l’Orchestre de Chambre de la Monnaie, et retrouve aussitôt la tension inquiète qui se doit de porter l’action. Nerf et fondu de l’écriture, qui peut, aussi, aisément hurler, la densité est la même que sur scène, et d’une noirceur évidente.

Aura-t-on découvert quelque chose de neuf sur l’œuvre ? Pas certain. A-t-on été ému ? Non. Mais on aura plongé au tréfonds de ses mystères. Jusqu’à l’étouffement.

PIERRE FLINOIS

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