Badisches Staatstheater, 24 février
Bien que le Festival « Haendel » de Karlsruhe (Händel-Festspiele) en soit déjà à sa 46e édition, le tour complet de la quarantaine d’opéras du compositeur, parvenus jusqu’à nous, n’y a toujours pas été fait. Manquait encore à l’appel, entre autres oubliés, le rare Siroe, créé à Londres, en 1728, et, à l’époque, un réel succès – soirées dont le prestige se trouvait rehaussé par un célèbre, et coûteux, trio de grandes voix : le castrat alto Senesino (Siroe), et les sopranos rivales Francesca Cuzzoni (Laodice) et Faustina Bordoni (Emira).
Siroe, re di Persia, l’un des premiers livrets d’opéra de Pietro Metastasio, s’inspire de faits historiques : le destin de l’empereur sassanide Kavadh II, au VIIe siècle après J.-C. D’abord mis en musique par Leonardo Vinci, à Venise, en 1726, on le retrouve, ensuite, sous la plume de plus de trente compositeurs différents, au XVIIIe siècle, dont Porpora, Hasse et Haendel.
Un véritable classique de l’« opera seria », donc, et qui vaut surtout, au-delà d’un jeu compliqué d’intrigues, où pouvoir, amour, loyauté, jalousie et trahison sont longuement déclinés, par ses caractères forts. Ainsi, Siroe, prince vertueux et réfléchi, véritable préfiguration des monarques des Lumières ; son frère Medarse, aussi obstinément méchant et carnassier que son aîné peut paraître bienveillant ; deux princesses, Emira et Laodice, amoureuses du premier, mais l’une et l’autre embarrassées d’un contexte familial compliqué ; et un vieux roi, Cosroe, inspiré du Lear shakespearien, qui ne prend jamais les bonnes décisions.
Tous, à part le sinistre Medarse, se trouvent, en permanence, confrontés à leur lot de dilemmes cornéliens. De quoi alimenter, non seulement une riche succession d’airs, mais aussi des récitatifs très développés, dont Haendel n’a retenu qu’environ la moitié, soucieux de ne pas lasser la patience du public londonien.
Scéniquement, l’ouvrage n’est certainement pas aisé à monter, mais le stratagème trouvé par Ulrich Peters est astucieux : une somptueuse déclinaison pseudo-médiévale de tous les poncifs visuels de l’heroic fantasy. Soit d’inquiétantes forêts brumeuses, des décombres divers jonchant un plateau tournant, autour d’une colossale statue d’Assurbanipal (anciennement Sardanapale) effondrée, une profusion de cuirasses, d’épées, de lances, de fourrures, de torches et de vasques enflammées.
Bref, un véritable univers de jeu vidéo, où les familiers de la série Game of Thrones peuvent tout aussi facilement retrouver leurs repères. D’autant que l’ensemble est d’une belle qualité de réalisation, qui évite toute sensation d’opulence factice ou de carton-pâte à bon marché.
Reste à greffer, là-dessus, une bonne direction d’acteurs, certes un peu simpliste, mais efficace, avec force gestes emphatiques, entrées et sorties à pas rageurs, étreintes plus ou moins violentes, voire combats et cascades… Rien de très imaginatif, donc, dans cette lecture littérale, mais pimentée d’un peu de second degré et d’humour, qui fonctionne remarquablement bien.
Musicalement, aussi, tout coule de source, grâce à la direction du chef italien Attilio Cremonesi, qui laisse les riches sonorités de l’ensemble Deutsche Händel-Solisten s’épanouir sans contrainte, tout en gardant l’agogique musicale fermement sous contrôle. Il s’en dégage une confortable sensation d’évidence, y compris au cours de récitatifs richement accompagnés – un violoncelle, une contrebasse, deux luths et deux clavecins –, qui ne paraissent jamais ennuyeux.
Quant au plateau vocal, il est de grande qualité. Avec, en premier lieu, un beau contraste de timbres et de caractères entre le Siroe, élégiaque et sensible, du contre-ténor polonais Rafal Tomkiewicz, et le Medarse de son homologue italien Filippo Mineccia, inénarrable caricature de « méchant » gothique, doté d’une force d’émission peu commune dans le haut médium et l’aigu.
Les différences entre les sopranos rivales, l’Israélienne Shira Patchornik et la Belge Sophie Junker, sont plus subtiles, l’une candide et claire, l’autre plus extravertie et complexe dans sa caractérisation, mais les deux, très en voix. Quant au baryton-basse italo-allemand Armin Kolarczyk, timbre de bronze et pilier de la troupe de Karlsruhe, depuis bientôt deux décennies, son incarnation du vieux roi Cosroe culmine dans un « Gelido in ogni vena » de toute beauté.
LAURENT BARTHEL