Grand Théâtre de Provence, 16 juillet
Un tulle, immuablement tendu devant la scène, voile le regard. Comme pour mettre à distance l’histoire de Salome – rêve, cauchemar, fantasme, prémonition peut-être. Ce qui advient, dans l’urgence de l’acte unique du « drame musical » de Richard Strauss – cette fulgurance début de siècle, paroxysme de ce à quoi l’opéra a abouti au précédent –, n’est qu’une projection de l’esprit de l’héroïne. Sans qu’Andrea Breth cherche à mettre les points sur les i en caractérisant, au moment de sa mort, un inutile flash-back.
Ce n’est pas ainsi – avec ce genre de facilité, de gadget – que les choses se font dans son théâtre de la suggestion. Les citations – de Caspar David Friedrich au lever du rideau, de Lucas Cranach l’Ancien pendant le banquet, qui est aussi une préfiguration de la Cène – ne s’y mettent pas entre guillemets. Ce qui est donné à voir, par séquences refusant la linéarité d’une action supposée, mais ici ralentie, presque par des arrêts sur image, va à l’encontre de la luxuriante décadence et de l’hystérie communément attendues.
Le décor de Raimund Orfeo Voigt module l’espace en jouant de la hauteur, de la largeur, de la profondeur, jusqu’à réduire presque la scène aux deux dimensions de la peinture. Pour finir dans l’atmosphère, clinique et délabrée, de ce qui pourrait être un coin d’abattoir, au carrelage blafard.
Cette Salome n’agrippe pas – et ne le cherche en aucun cas – à la gorge. Elle étend son mystère, dans un noir profond, sur un sol qui se soulève et se dérobe, d’où surgit, visible à mi-corps – puis sa tête, seulement, sur une table, bien avant la décollation –, la figure de Jochanaan. La blancheur de son torse fait écho – seules taches de clarté dans la profonde obscurité – à celle, lunaire évidemment, de la princesse de Judée.
Et c’est vers elle, dès lors, que tous les regards convergent. Adolescente encore. Parce que la vérité du personnage importe plus que l’adéquation supposée à une vocalité post-wagnérienne, qui voudrait, d’ailleurs à tort, que Salome soit déjà une Elektra – quand elle est davantage une Chrysothemis.
La production, comme les dimensions de l’orchestre – avec le recours à la version retouchée par le compositeur à Dresde –, ont été pensées pour Elsa Dreisig. Son tempérament, et son instrument, avides de défis. Car c’en est un, à un âge, et un stade de la carrière où d’autres se préservent, pour plus tard, peut-être…
Si tôt relevé, ce défi laisse exploser – mais pas au sens où la cantatrice en ferait trop, tirant la couverture à elle, et l’avantage d’un spectacle sur mesure pour réduire ses partenaires au rang de simples faire-valoir –, ou bien mieux, agir une nature singulièrement artiste. Et scintiller un soprano très peu vibré, mais ni droit, ni blanc, dont l’aigu, en pointe de diamant, tape absolument dans le mille.
Lui faut-il réitérer, dans un contexte plus traditionnel, et nécessairement moins favorable, ou attendre que cette expérience en suscite d’autres, tout aussi inattendues, et risquées, du moins a priori ?
Autour, moins de surprises. Si Joel Prieto séduit en Narraboth, le Jochanaan de Gabor Bretz ne dépasse pas le stade d’un chant assez marmoréen. John Daszak est un bloc, géant au timbre toujours aussi étonnamment clair, malgré le corps d’un ténor taillé dans l’airain, qui n’a besoin d’aucun des subterfuges de la pléiade d’Herodes en bout de course, pour donner chair aux excès de sa névrose.
Le contraste est troublant entre l’apparence d’Angela Denoke, qui semble n’avoir absolument pas changé depuis vingt ans, et une voix en lambeaux – assurément pas le mezzo cinglant d’Herodias. Reste que le passage de relais, d’une formidable présence à l’autre, entre la mère et la fille, dont elle fut une grande interprète, est assez exaltante.
Mais il y a, surtout, la direction d’Ingo Metzmacher, à la tête d’un Orchestre de Paris renouvelant, dans la même fosse, le miracle d’Elektra, sous la baguette d’Esa-Pekka Salonen, en 2013. Comme ce dernier, d’ailleurs, le chef allemand suit les fameux « Dix Commandements » de Richard Strauss, qui préconisait, outre de jouer ses opéras réputés les plus tonitruants « comme s’ils étaient de Mendelssohn : de la musique de fées », d’accompagner « le chanteur toujours de telle sorte qu’il puisse chanter sans effort ».
Salome en devient une sorte de marqueterie d’une finesse de détail inouïe, aux irisations infinies, sans que la tension dramatique ne se dilue dans la ciselure. Parce que celle-ci n’est jamais une fin en soi, mais un moyen, au service d’une cohérence indissociable du tout, dont la seule dimension orchestrale n’en laisse pas moins béat d’admiration.
MEHDI MAHDAVI