Opéra, 26 janvier
Créée à l’Opéra Grand Avignon, en octobre dernier (voir O. M. n° 198 p. 53 de décembre-janvier 2023-2024) – et reprise, quasiment à l’identique, un mois plus tard, à l’Opéra National de Bordeaux –, la Rusalka signée Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil se distinguait, déjà, par sa conception et sa réalisation scéniques, d’une constante justesse psychologique, en même temps que d’une poésie renouvelée, grâce à l’ingénieux illusionnisme contemporain, dont le collectif artistique Clarac-Deloeuil > le lab a fait sa signature.
À l’Opéra Nice Côte d’Azur, deuxième des quatre maisons coproductrices réunies par la Région Sud-PACA, dans le cadre de son initiative « Opéras au Sud », à l’accueillir – avant Marseille, la saison prochaine, puis Toulon –, le spectacle prend sa pleine dimension. Et ce, malgré la menace que la santé de deux des protagonistes aura fait peser sur leur participation à cette soirée de première.
Parce qu’il apparaît, dans l’ensemble, plus, et mieux, incarné. A fortiori quand l’interprétation musicale s’avère d’une qualité nettement plus aboutie qu’à l’origine.
Grâce, d’abord, à la direction d’Elena Schwarz, qui obtient de l’Orchestre Philharmonique de Nice des textures d’une luminosité diaprée, avec une conduite, narrative et dramatique, magnifiant les atmosphères successives de la partition – que celles-ci varient progressivement, ou de façon plus soudaine –, et une captivante expressivité.Le soutien de la cheffe helvético-australienne au plateau vocal est, par ailleurs, sans faille.
Rare rescapé, avec la Troisième Dryade de Marie Karall, de la distribution avignonnaise, le Garde-chasse de Fabrice Alibert, dont le Chasseur donne, au I, un avant-goût tout aussi vif, est d’un relief toujours réjouissant, et ici flanqué d’une Coline Dutilleul délicieusement espiègle, en Marmiton.
Malgré une émission moins homogène que celle de son prédécesseur, Wojtek Smilek, et qui s’assèche dès que la tessiture s’élève un peu trop, Vazgen Gazaryan confère à Vodnik l’impact d’une rugosité plutôt fruste, au I, mais que les accents nostalgiques du II adoucissent, jusqu’à la rendre attachante.
La défection d’Eugénie Joneau, initialement prévue en Jezibaba, permet à Marion Lebègue de révéler un potentiel dramatique insoupçonné – même si l’instrument pourrait pâtir, à plus ou moins long terme, de passages abrupts entre un grave opulent, sinon épais, et un registre supérieur assez idéalement tranchant, pour la sorcière. Quant à Camille Schnoor, d’une classe folle sur des talons aussi vertigineusement hauts que fins, sa Princesse étrangère éclabousse sa rivale, réduite au silence, de la richesse harmonique de ses aigus opalins.
Seule une prochaine écoute permettra de déterminer s’il fallait bien mettre sur le compte de la grippe, qui indisposait David Junghoon Kim depuis deux jours, le voile que ce ténor coréen en pleine ascension ne parvient à dissiper qu’en atteignant, avec un éclat assez fulgurant, les héroïques cimes du Prince.
Il faut s’incliner bien bas, enfin, devant Vanessa Goikoetxea, elle-même chancelante et submergée par l’émotion, face au triomphe qu’elle reçoit au rideau final. Non seulement, car elle aura mobilisé toutes ses forces – après une nuit blanche passée aux urgences – pour assurer la représentation, avec une énergie sidérante. Mais aussi, et surtout, parce que la soprano hispano-américaine effectue, sans qu’interfère la moindre indulgence liée aux circonstances, une prise de rôle magistrale.
Voix égale sur tout l’ambitus, tour à tour dardée et frémissante, dans des piani au legato délicatement nourri, cette Rusalka bouleverse, à chacune de ses apparitions, par une intensité du jeu, du regard, et de la simple présence même, que leur naturel rend d’autant plus saisissante.
MEHDI MAHDAVI