Théâtre du Châtelet, 23 mars
C’est un monde en soi que le Roman de Fauvel (faux-vel, soit fausseté voilée) ! Treize manuscrits, conservés à la Bibliothèque Nationale de France, compilent des centaines de poèmes satiriques, fruits d’un collectif de jeunes auteurs, dont le plus important est le notaire royal Gervais du Bus.
Merveille, le manuscrit E (BNF fr. 146), somptueusement enluminé, confronte aux textes les partitions de Philippe de Vitry (1291-1361), le créateur de l’Ars nova, au début du XIVe siècle, et une part du savoir ancien du plain-chant de l’Ars antiqua. Monodie ou polyphonie, pièces profanes ou liturgiques, lais, virelais et motets, la variété des formes et des styles explose ici en un bouillonnement teinté de culture et de populaire, qui va vite envahir l’Europe musicale.
Mais le Roman de Fauvel est plus que cela, car il porte une critique acerbe sur l’époque de Philippe IV le Bel, minée par un pouvoir autocratique, une administration et une Église corrompues, et les habituels maux du temps. Satire explosive, on ose ici sacrer roi l’âne (ou le cheval) Fauvel, acronyme de Flatterie, Avarice, Vilenie, Variété, Envie, Lâcheté, en un pamphlet haut en couleur, qui expose un pouvoir vicieux, mais favorisé par la Fortune, à se prêter à la guerre et au mépris d’un peuple abandonné. Une forme d’œuvre d’art totale, qui appelait déjà à la représentation scénique.
Que Peter Sellars ait eu envie de s’emparer de cette somme, et de la contextualiser en rapport à notre époque, quoi de plus normal ? Sauf que la version qu’en propose le trublion américain n’est pas seulement simpliste, elle s’avère uniformément plate et indigeste. Certes, il fallait choisir, pour éviter une durée impossible, et décider d’une orientation, pour retenir l’attention au-delà du propos musical et trouver des ponts possibles entre cette période de questionnements d’il y a sept siècles, et la nôtre.
Mais ponctuer la représentation de textes ampoulés et vains d’Alice Goodman, invoquant jusqu’à l’obsession la mainmise sur l’économie mondiale des cinq cents fortunes coupables de tous les maux, c’est consternant. Car c’est oublier l’une des dimensions fondamentales de l’œuvre : l’humour ravageur.
Ces textes sont, heureusement, inscrits sur des écrans vidéo latéraux – ce qui permet d’en faire vite abstraction. Pour le reste, le regard n’a droit, sur l’écran central dominant le plateau nu, qu’aux seuls incendies récents en Californie, filmés jusqu’à plus soif par Sean Casey, qui s’est contenté de l’illustration plate de la fascinante peur du feu. Pendant une heure quarante, c’est lénifiant. Et comme Peter Sellars se contente de disposer avec art les sept chanteuses de l’ensemble Sequentia sur le plateau, la proposition tourne au désastre.
Reste le pendant vocal. Douze motets, lais ou danses, chantés en chœur, ou en réponses entre solistes, forment un ensemble somptueux de clarté, de lumière, de musicalité pure. Mais, là aussi, les choix de Benjamin Bagby, cofondateur et directeur artistique de Sequentia, sont discutables. Là où le Roman de Fauvel est variété absolue, l’uniformité de ton s’impose et se perd dans une salle trop vide. Exit, donc, la crudité, l’ironie, la fête, la décadence… Et là où l’œuvre appelle à l’accompagnement instrumental reconstitué, comme l’ont osé au disque Thomas Binkley ou René Clemencic, son absence ajoute à la rigidité du ton.
Malgré la splendeur des sept chanteuses, l’ennui s’impose peu à peu, plus dévastateur que le propos recherché.
PIERRE FLINOIS