Opernhaus, 14 novembre
Après sa création, à Amsterdam, en 1992, sous la baguette de Mstislav Rostropovitch, La Vie avec un idiot, le deuxième opéra d’Alfred Schnittke (1934-1998), connut une demi-douzaine de productions, jusqu’à la fin du siècle, avant de disparaître, peu à peu, des affiches et des mémoires.
C’est, sans doute, que l’étoile du compositeur russe, révélé à la faveur de la perestroïka, a perdu de son rayonnement, depuis sa disparition. C’est, aussi, que la dimension allégorique de l’œuvre, basée sur le livre éponyme de Victor Erofeev, n’est plus pleinement perceptible par les générations actuelles.
À l’époque, tout le monde comprenait que Vova – diminutif de Vladimir –, l’« Idiot » qu’un couple (« Moi » et « La Femme ») est obligé d’accueillir dans son petit appartement, représentait le communisme, le prénom se référant à un surnom de Lénine. Aujourd’hui, c’est un autre Vladimir qui règne sur la Russie et, hormis L’Internationale, la plupart des spectateurs ne reconnaissent plus les nombreux chants patriotiques, cités dans la partition.
À raison, Kirill Serebrennikov, choisi pour mettre en scène cette résurrection de l’œuvre donnée, sans explication, dans une traduction allemande, refuse de faire de Poutine le centre de sa lecture. Il voit, dans l’opéra de Schnittke, une fable sur l’irruption de l’anormal dans nos vies, et sur les réactions qu’il provoque. Ce n’est pas dans un asile que Moi va chercher l’Idiot, mais dans une galerie d’art – dont le public commentera l’action, tout au long de la soirée, comme un chœur grec.
Le personnage de l’Idiot est dédoublé : Matthew Newlin – présenté comme un alter ego de Serebrennikov, lui-même – se contente de chanter, en restant en retrait, tandis que le comédien Campbell Caspary, tout à la fois mime, danseur, stripteaseur et contorsionniste, incarne l’œuvre d’art vivante et encombrante qui, comme dans Théorème (Teorema, 1968) de Pier Paolo Pasolini, va séduire et détruire la famille. Signe de la légitime préoccupation de notre époque pour les féminicides : à la fin, l’Idiot ne tue pas la Femme, mais se fait tuer, tandis qu’elle quitte la scène.
Loin de chercher à illustrer systématiquement chaque détail du livret, Kirill Serebrennikov gomme certaines outrances, mais en ajoute d’autres, plus en phase avec notre époque. Si le cinéaste russe a un sens accompli des grands tableaux, c’est, aussi, un efficace directeur d’acteurs.
Par son écriture souvent tendue, la partition de Schnittke appelle des excès scéniques. Son côté polystylistique est patent, et il faut savoir gré au chef américain Jonathan Stockhammer de sa capacité à agglomérer et lisser le tout en une fluidité cohérente, faisant même oublier les hiatus existants entre les deux actes.
L’ajout, à la fin de l’opéra, d’un chœur a cappella, tiré de la musique écrite par Schnittke pour le film Raspoutine, l’agonie d’Elem Klimov, contribue, également, à sortir la soirée d’un ton trop purement grotesque, pour laisser place à l’émotion de la tristesse.
L’écriture vocale n’est pas évidente, et Schnittke reconnut, après la création, que son expérience en la matière était limitée, quand il s’était lancé dans ce projet. Coup de chapeau aux trois solistes principaux qui, tous, triomphent de rôles exigeants.
Le baryton danois Bo Skovhus impressionne par sa maîtrise des intervalles constamment requis pour Moi, même si l’aigu et le grave s’avèrent mieux projetés que le médium. Le ténor américain Matthew Newlin est digne d’éloges : l’Idiot, en effet, chante un seul et même phonème (« Äch »), décliné en une infinité de tonalités et de rythmes différents.
Mais la triomphatrice de la soirée est, sans nul doute, Susanne Elmark. Quelque part entre Lulu, Gepopo (Le Grand Macabre) ou Marie (Die Soldaten), le rôle de la Femme requiert une sorte de paroxysme constant, qui ne doit jamais virer à l’hystérie.
Souveraine dans l’aigu et le suraigu, capable d’une virtuosité sans faille et d’une puissance constante, offrant, en outre, une parfaite intelligibilité du texte, la Danoise confirme son statut de colorature, avec, plus d’une fois, une épaisseur et un soutien dignes d’un soprano dramatique.
NICOLAS BLANMONT