Opernhaus, 22 mai
Dans la foulée du fulgurant Trovatore, qui avait inauguré son mandat de directeur musical de l’Opernhaus de Zurich, à l’automne dernier, cette nouvelle production de Das Rheingold confirme, s’il en était encore besoin, que Gianandrea Noseda est l’un des chefs lyriques les plus électrisants de notre époque. Bouillonnant et incisif, il façonne une matière sombre et dense, à laquelle la réactivité de l’orchestre Philharmonia Zürich confère une exceptionnelle plasticité, avec un sens infaillible du drame et de la narration, exalté par une pulsation aussi haletante qu’implacable.
Son attention constante à l’équilibre entre fosse et plateau, fréquemment compromise par l’acoustique des lieux, sous des baguettes moins préoccupées par cet élément pourtant primordial, permet, de surcroît, à des chanteurs plutôt poids moyens d’être toujours pertinents dans ce Prologue, dont les exigences sont certes moins surhumaines que celles des trois Journées du Ring.
Comme souvent à Zurich, la distribution mêle habilement valeurs sûres et jeunes talents. Bien sûr, le Fasolt de David Soar n’a pas les réserves de tendresse de ses plus glorieux aînés, alors qu’Oleg Davydov porte d’indéniables promesses pour le Fafner de Siegfried. Et le centre de gravité du mezzo de Patricia Bardon se situe, sans doute, un peu trop bas pour Fricka, qu’elle n’en dote pas moins d’un maintien altier. Mais Kiandra Howarth révèle, en Freia, l’un de ces sopranos geysers taillés pour le répertoire wagnérien – si tant est que que le registre supérieur ne tourne pas à l’aigre –, tandis qu’Omer Kobiljak plante, avec Froh, une graine de Heldentenor, dont seul l’avenir prouvera la capacité à fleurir.
Si le phrasé grimaçant de Matthias Klink ne compense pas, même à demi, une émission trop crispée pour ce feu follet de Loge, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke demeure, bien que fugacement, dans les profondeurs du Nibelheim, le Mime de sa génération. Baryton caméléon, assez injustement réduit à ses talents d’acteur saisissants, Christopher Purves réussit, pour son premier Alberich, l’une de ces compositions frappées du sceau de l’évidence – des mots, des accents, et de la couleur, à la fois claire et rugueuse –, dont il a le secret. De Wotan, enfin, Tomasz Konieczny possède le charme cinglant et le timbre noir, d’un éclat gorgé d’harmoniques, car jeune encore, dans lequel les épreuves à venir creuseront, il faut l’espérer, des reliefs plus marqués.
Après une série de productions décevantes, voire indigentes, Andreas Homoki démontre, avec l’entame de sa nouvelle Tétralogie, qu’il est encore capable de reprendre la main, en assumant, dès lors que l’opposition entre l’insouciance de l’enfance et la duplicité de l’âge adulte ne vaut pas concept, de jouer la carte d’une certaine naïveté, sur un terrain dramaturgique où elle est presque devenue taboue.
Ni Rhin figuré sur des toiles peintes, ni rochers en carton-pâte, vestiges d’une tradition que d’aucuns souhaiteraient voir renaître : intérieur blanc mouluré, monté sur une tournette, le décor de Christian Schmidt sert d’écrin à une mise en scène théâtrale, lisible, astucieuse et, pour ne rien gâcher, flatteuse pour l’œil.
Prenant le contre-pied des « relectures » (sur)chargées de sens, Andreas Homoki puise ses références dans la culture censément populaire, et le cinéma, en particulier – The Lord of the Rings (Le Seigneur des anneaux) et The Hobbit (Le Hobbit), mais aussi Pirates of the Caribbean (Pirates des Caraïbes), avec un Loge jumeau de Jack Sparrow, excentrique capitaine campé à l’écran par Johnny Depp –, comme pour rendre à Wagner ce qui lui a été emprunté, sinon dérobé.
Ce faisant, Andreas Homoki penche sans complexe, et souvent avec autant de bonheur que de raison, du côté de la comédie – en évitant, parce qu’il privilégie le clin d’œil à la citation, la facilité de la parodie. De quoi attendre avec impatience, que l’enthousiasme présent teinte – c’est inévitable – d’un soupçon d’appréhension, la suite de ce Ring étalé sur trois saisons.
MEHDI MAHDAVI