Théâtre Royal, 1er avril
Faut-il voir une injustice dans le fait que Mignon, jadis pilier du répertoire de la Salle Favart, théâtre de sa création, le 17 novembre 1866 (deux mille soixante et une représentations jusqu’en 1967 !), fasse aujourd’hui figure de rareté ? Venant après celles du Capitole de Toulouse, en 2001 (revue à Avignon, en 2007), puis de l’Opéra-Comique, en 2010 (reprise à Genève, en 2012), la nouvelle production de l’Opéra Royal de Wallonie permet d’affiner la réponse.
Dans son remarquable compte rendu des représentations parisiennes de 2010 (voir O. M. n° 52 p. 65 de juin), Gérard Condé a, mieux que personne, résumé l’ouvrage : « Quelques longueurs, des inconséquences dramatiques et des banalités musicales, qui tranchent avec des inspirations d’une exquise poésie. » En mettant le doigt, en conclusion, sur la condition indispensable à son succès : « Une mise en scène [permettant au public] de se laisser aller à l’émotion la plus naturelle ou, avouons-le sans honte, aux délices bourgeois de l’art de consommation. »
À Liège, cette condition n’est pas remplie et, par voie de conséquence, les faiblesses de Mignon ressortent davantage que ses mérites. Vincent Boussard et son équipe, pourtant, signent un spectacle construit, abouti, dont on salue la qualité de la direction d’acteurs – par exemple dans la manière de faire du célébrissime air de Philine, au deuxième acte (« Oui, pour ce soir… Je suis Titania »), un vrai moment de théâtre, plutôt qu’une simple démonstration de virtuosité. Mais c’est l’esthétique qui ne fonctionne pas.
Déclinant le principe du « théâtre dans le théâtre », qui figure au cœur du livret, Vincent Boussard situe l’action sur le plateau fortement incliné d’une salle de spectacle, dont on distingue, au fond, l’architecture intérieure, et les spectateurs, assis au parterre (les chœurs, en tenues Second Empire). Les solistes, eux, changent régulièrement de costumes, en fonction de l’époque dans laquelle ils évoluent : celle du livret (la fin du XVIIIe siècle), celle de la création, et la nôtre.
Pourquoi pas ? Sauf que l’ensemble n’est guère flatteur pour l’œil et, surtout, sacrifie impitoyablement la poésie sans laquelle Mignon ne peut vivre et émouvoir. L’opéra est trop fragile pour supporter cette alternance d’austérité (la triste projection de flots bleutés, pour la riante Italie du troisième acte) et d’extravagance, façon Tim Burton (Philine chantant son air susmentionné en bas résille et body bleu lavande, bordé de dentelle noire, la tête coiffée d’une énorme perruque poudrée, légèrement de guingois).
En revanche, Vincent Boussard résout astucieusement l’épineux problème du finale (Thomas ayant remis l’ouvrage sur le métier à plusieurs reprises, nous en avons dénombré au moins quatre versions différentes !). Liège ayant opté pour l’édition « définitive » de 1866-1867, dans laquelle Mignon dit « Je meurs », puis revit, le metteur en scène la fait mourir au bénéfice des spectateurs fictifs de l’époque de la création (comme dans le roman de Goethe ayant servi de base au livret), avant de se tourner vers le « vrai » public pour entonner le trio d’action de grâce (« C’est là que je voulais vivre… Ô mon Dieu ! je te bénis ! »), qui reprend l’un des thèmes de sa « Romance » du I.
Ce choix de l’édition a deux autres conséquences : la présence des dialogues parlés et des « mélodrames » (remplacés en 1868 par des récitatifs chantés, les théâtres ayant désormais le choix entre les deux solutions), et le retour à un Frédéric ténor bouffe, au lieu du mezzo en travesti, introduit lors de la première londonienne de 1870 (exit, donc, le charmant « Rondo-Gavotte » « Me voici dans son boudoir », écrit pour Zélie Trebelli-Bettini).
Ainsi réduit à la portion congrue, le rôle de Frédéric trouve, néanmoins, un interprète de relief en la personne de Geoffrey Degives, très à l’aise dans les passages parlés, comme Jérémy Duffau et Roger Joakim, en Laërte et Jarno. Jean Teitgen a les moyens de Lothario, auquel il apporte beaucoup d’expressivité ; dommage que son instrument le trahisse dans sa « Berceuse » du troisième acte, affligée d’inexplicables défauts d’intonation.
Côté masculin, le meilleur élément reste Philippe Talbot, qui négocie avec aplomb les écueils de la tessiture de Wilhelm Meister, à mi-chemin entre le ténor aigu d’« opéra-comique » de la première moitié du XIXe siècle et le ténor « demi-caractère » de la deuxième moitié – Léon Achard, son créateur, avait, à la fois, Georges de La Dame blanche (1825) et Faust (1859/1869) à son répertoire. Le joli timbre de Philippe Talbot, son phrasé émouvant, son aigu lumineux font merveille dans sa « Romance » du troisième acte, l’une de ces « inspirations d’une exquise poésie », dont parlait Gérard Condé.
Côté féminin, Mignon arrive trop tard dans la carrière de Stéphanie d’Oustrac. La mezzo française manque cruellement de jeunesse et de candeur dans ce personnage d’« enfant », qu’elle chante sans aucune difficulté, mais avec trop d’opulence et de sensualité dans le timbre, ainsi que de maturité dans l’allure scénique. On voit et on entend une Charlotte de Werther, voire une possible Dalila !
Du coup, Mignon se voit voler la vedette par Philine, incarnée avec un chic fou par une Jodie Devos ayant gagné en rondeur dans le timbre et en aisance dans le grave, sans rien perdre de sa facilité dans l’aigu et le suraigu, ni de son ébouriffante virtuosité.
Frédéric Chaslin, déjà au pupitre à Genève, en 2012, connaît bien Mignon, qu’il dirige avec sensibilité et métier. L’orchestre maison est en forme, les chœurs un peu moins, accusant de gênants décalages au premier acte.
RICHARD MARTET