Opéra, 10 mars
Les débuts de Michael Spyres en Lohengrin ne pouvaient manquer d’attirer public et critique, venus nombreux à l’Opéra National du Rhin, y compris de l’étranger, en cette matinée de première. Après Tristan (Tristan und Isolde), pour le seul acte II, à Lyon, en 2022, il était logique que le ténor américain, pour son premier rôle wagnérien intégral, choisisse le « Chevalier au cygne ». C’est, en effet, le plus lyrique de tous, celui, également, qui convient le mieux à un interprète ayant triomphé, à la fois, en Florestan (Fidelio), Pollione (Norma) et Masaniello (La Muette de Portici).
Comment ne pas saluer la performance ? Dès son apparition, s’imposent un charme, dans le timbre comme dans le phrasé, une souplesse dans la conduite de la ligne, une musicalité et une émotion, quasiment sans aucun équivalent aujourd’hui. La maîtrise et l’usage, dans la partie supérieure du registre, de ce que Michael Spyres appelle, lui-même, la « voix mixte appuyée » accomplissent des miracles dans le « Récit du Graal » et l’adieu à Elsa, après avoir trouvé leur acmé sur un prodigieux la aigu piano, à l’attaque de « Heil dir, Elsa », dans le deuxième tableau du II.
Oserons-nous une réserve ? Lohengrin est écrit de telle manière que cette « voix mixte appuyée » ne peut pas tout. D’abord, utilisée sur des périodes aussi longues que les récits wagnériens, elle tend à fatiguer l’instrument, comme en témoigne un léger passage à vide, à la fin du duo nuptial. Gageons qu’au fil de la fréquentation du rôle, Michael Spyres apprendra à mieux gérer ses ressources. En ira-t-il de même pour les passages héroïques (affrontement avec Telramund et Ortrud, au II, dénonciation de leurs crimes, au III), où l’aigu ne transperce pas l’air comme il le faudrait ? L’avenir le dira. Peut-être l’extraordinaire adaptabilité de celui que nous avons surnommé le « Fregoli de l’art lyrique » trouve-t-elle, ici, sa limite…
Ses partenaires n’évoluent pas sur les mêmes cimes. Le meilleur est à chercher du côté de Timo Riihonen, basse finlandaise à la voix saine et homogène, qui en impose en Heinrich. Josef Wagner déçoit pour son premier Telramund, surtout avec en mémoire son magnifique Barak (Die Frau ohne Schatten), à Lyon, en début de saison. Le timbre du baryton-basse autrichien reste superbe, mais l’aigu plafonne. Quant au baryton français Edwin Fardini en Héraut, il pousse excessivement un instrument certes prometteur, mais pas encore prêt pour la déclamation wagnérienne.
Côté féminin, Johanni van Oostrum, plus à l’aise dans une salle de 1 100 places que dans l’immense Opéra Bastille, en septembre-octobre dernier, chante bien, mais son Elsa manque toujours de la lumière irradiante des meilleures titulaires du rôle, notamment dans l’aigu, pourtant fermement projeté. Font également défaut, chez la soprano sud-africaine, la candeur et la poésie indispensables. Inutile, enfin, d’accabler Martina Serafin, handicapée par un vibrato effrayant, qui la disqualifie à chaque apparition d’Ortrud : elle a eu le mérite de sauver la production, en arrivant, quelques jours avant la première, pour pallier le forfait de la très attendue Anaïk Morel.
On reconnaîtra, de surcroît, une présence scénique fascinante à la soprano autrichienne, que Florent Siaud exploite très bien dans sa mise en scène. Pour le reste, le spectacle est lisible, globalement fidèle à l’intrigue, et se laisse regarder sans déplaisir. Lohengrin est un sauveur venu des étoiles, plus précisément de la constellation du Cygne, qu’Elsa et son frère observent, avec un télescope, pendant le Prélude. Enfoui dans une houppelande noire à capuche, tel l’Empereur dans la saga Star Wars, il fait son apparition dans un Brabant sans connotation spatio-temporelle précise.
La référence aux cités de l’Antiquité grecque est explicite dans le décor : deux pans de murs partiellement en ruine, ornés d’une frise monumentale représentant Pégase, au I ; une grande arche, remplacée, au III, par une reproduction de la Vénus de Milo… Les costumes, en revanche, renvoient aussi bien à la deuxième moitié du XIXe siècle (les uniformes bleu roi) qu’à notre époque. La direction d’acteurs ne brille pas par son originalité, les mouvements des masses ne sont pas toujours très fluides, mais on voit tellement d’horreurs aujourd’hui qu’on se satisfait volontiers de ce moyen terme, tout sauf dérangeant.
Avec Michael Spyres, le principal artisan de la réussite de cette nouvelle production est Aziz Shokhakimov. Personnellement, nous n’avions jamais entendu le jeune chef ouzbek (il est né en 1988), directeur musical et artistique de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg depuis 2021. C’est une révélation !
Dès un Prélude idéalement mystique et mystérieux, on se laisse envoûter par une lecture à l’architecture implacable, soucieuse des moindres variations de climat de la partition. Rarement aura-t-on entendu des finales d’actes aussi bien inscrits dans la filiation du « grand opéra » français, rarement aura-t-on vibré, avec autant d’émotion, aux émois et déchirements d’Elsa et Lohengrin. À ce titre, les quinze dernières minutes de l’ouvrage constituent un accomplissement que nous ne sommes pas près d’oublier.
RICHARD MARTET