Grand Théâtre, 7 mai
Au lever de rideau, le décor d’Henrik Ahr, pour cette nouvelle production de Jenufa, déconcerte, tant il paraît dépouillé, délimité et oppressant. L’horizon est symboliquement restreint, sciemment obstrué. Cette volonté de circonscrire le drame en un seul et même lieu (une grande maison en bois dévorée par un immense escalier) se montre néanmoins très efficace par la suite, car elle contraint le spectateur à se focaliser sur l’essentiel, à savoir le rapport conflictuel entre les protagonistes.
De ce point de vue, la mise en scène resserrée de Tatjana Gürbaca prend tout son sens : elle isole les caractères, exacerbe les désirs, attise les tensions, dévoile les non-dits avec une réelle habileté. Visiblement très soucieuse de la posture physique des interprètes, la réalisatrice allemande ne néglige aucun geste, aucun mouvement. Elle semble leur laisser cependant une vraie liberté, tant leurs attitudes paraissent naturelles. Si quelques circulations sont un rien compactes dans ce décor exigu, elles intensifient frictions, rancœurs et vains espoirs.
Contrastés, les costumes de Silke Willrett misent d’abord sur la sobriété, avant d’explorer une palette plus colorée, avec de nombreuses tenues d’inspiration morave. Quant aux éclairages, tranchés mais subtils, de Stefan Bolliger, ils habillent chaque tableau de manière efficiente.
Électrisant sans être parfaitement équilibré, le plateau porte le spectacle à un niveau émotionnel mémorable. À commencer par les deux grandes interprètes que sont Corinne Winters et Evelyn Herlitzius. La première, pour ses débuts en Jenufa, est une vraie révélation. Son timbre à la fois corsé, lumineux et profond impose une héroïne aux inflexions ardentes, dont chaque scène expose un peu plus les facilités, les dispositions. La ligne de chant de la soprano américaine, libre et épanouie, affronte crânement les effusions les plus versatiles. Sa prière adressée à la Vierge, au deuxième acte, s’élève avec une simplicité déchirante.
On se doutait que la Kostelnicka d’Evelyn Herlitzius serait impérieuse, elle se révèle implacable. D’une puissance tragique crucifiante, la soprano allemande s’offre sans retenue et livre, de bout en bout, une incarnation bluffante. Ses accès de violence inouïs ne l’empêchent pas de faire valoir, quand il le faut, un legato et une ductilité remarquables. Charismatique jusque dans sa démarche pesante, au moment de l’infanticide, elle subjugue par sa monstrueuse expressivité.
Les deux ténors principaux laissent plus perplexe. Acteurs aguerris, l’Américain Daniel Brenna et le Tchèque Ladislav Elgr endossent, avec talent, les profils psychologiques distincts des demi-frères rivaux. Il faut toutefois se rendre à l’évidence, leurs ressources vocales sont souvent mises à rude épreuve (aigus émis en force, ligne de chant instable…) et, face aux deux héroïnes, ils ne font pas le poids.
Le reste de la distribution convainc, et le Chœur du Grand Théâtre de Genève se distingue par son implication sans faille. En fosse, l’Orchestre de la Suisse Romande se dépasse et transcende la partition de Janacek. Tel un sorcier, le chef tchèque Tomas Hanus sculpte les masses sonores avec un naturel confondant. Du grand art !
CYRIL MAZIN