Théâtre des Champs-Élysées, 29 avril
À Stuttgart, la production d’Elektra, signée Peter Konwitschny, date de 2005. Sa dernière reprise, avec, dans la fosse, le directeur musical de la maison, Cornelius Meister, date de fin mars, et se conclut par deux soirées en concert : au Théâtre des Champs-Élysées, ce 29 avril, avant la Philharmonie de Cologne (Kölner Philharmonie), le 21 mai.
C’est dire si l’ensemble est bien rodé – même si la partie visuelle n’est pas vraiment une réduction de la production originale, mais plutôt une mise en place, qui fonctionne parfaitement. Pas de détournement, on a l’impression de découvrir les premières représentations de l’œuvre, quand on cherchait, d’abord, à la raconter, à la rendre compréhensible.
L’espace est laissé assez libre, devant le podium du chef, pour les personnages, tous vêtus de noir, longues robes variées et habits de soirée, renvoyant à un intemporel contemporain qui ne distrait pas. On ne peut, alors, que saluer l’ensemble de la distribution, qui joue ce jeu d’un théâtre direct, où chacun ajoute sa personnalité, son physique. Naturel, ou composition, avouons qu’on y a pris ce plaisir que donne l’évidence, quand elle est simple.
Mais au-delà, c’est bien sur le plan musical que ce concert a été saisissant. Elektra demande à tous l’impossible, et on l’a eu. D’abord, d’Iréne Theorin, voix quasi détruite, voici quinze ans, reconstruite à force de volonté, et exceptionnelle de tonus et d’impact, à présent : quelle Elektra darde, aujourd’hui, le son, toute puissance déployée, avec pareille tenue ? Joue ainsi d’un timbre riche et varié, pour offrir un chant nuancé de couleurs, expressif de ligne, et encore sain et non épuisé, en fin de soirée ?
Certes, l’instrument de la soprano suédoise n’est pas unitaire entre grave et aigu, mais sa conduite est leçon, qui sait valser entre les obligations impératives du rôle et faire face à un orchestre déchaîné, tout en montrant un recul bienvenu, quand un sourire apaisé monte entre deux hurlements, quand une émotion vraie, une humanité, viennent envahir le duo « de la reconnaissance ».
Le timbre de la Chrysothemis sympathique, mais paumée, de la soprano allemande Simone Schneider n’est en rien d’ivoire : un vrai grave, un aigu stable, un chant sain, mais elle n’irradie pas, faute de lumière. La Klytämnestra de la mezzo lituanienne Violeta Urmana a encore tout l’ambitus du rôle, qu’elle n’éructe pas. Mais, sans doute, n’a-t-elle jamais eu la capacité à entraîner l’auditeur à sa suite dans la forêt de ses angoisses, combattant son inflexible volonté de vivre.
Le baryton polonais Pawel Konik a un superbe timbre, sonore, charpenté, et sait donner à Orest du contenu. Quant au ténor allemand Gerhard Siegel, il demeure, pour glapir et geindre Aegisth, comme il le fait en Mime (Siegfried), un maître du trait efficace.
Le Staatsorchester Stuttgart n’est pas à la hauteur des Berliner Philharmoniker – qu’on a reçus comme un absolu, voici un mois, à Baden-Baden, dans la même œuvre (voir O. M. n° 202 p. 37 de mai 2024) –, en matière de timbres et de virtuosité. C’est, néanmoins, une phalange d’une solidité et d’un sens de la cohésion étonnants : on aura rarement entendu les maelströms construits avec pareille précision d’ensemble, les crescendos tenus avec un rythme aussi convaincant. Une vraie machine à sons, parfaite, pour le brillant de Strauss.
Cornelius Meister en joue en maître, pour asséner cet immense coup de poing, irrésistible, car tellement hors norme. Le chef allemand sait dire les tensions, les désespérances de l’attente, les peurs, et ce côté irrésistiblement dansant, qui annonce, sous-jacent, le changement de style, mais pas de moyens, du compositeur.
Bien sûr, on peut proposer une lecture plus subtilement travaillée de la matière, mais on ne pourra contester que la puissance de ces presque deux heures restera longtemps dans les mémoires.
PIERRE FLINOIS