Staatsoper Unter den Linden, 30 novembre
La dernière incursion de Simon Rattle dans la « tragédie en musique » française s’était soldée par une cuisante déconvenue. Désiré, depuis qu’il avait dirigé Les Boréades à Salzbourg, en 1999, l’Hippolyte et Aricie finalement présenté au Staatsoper Unter den Linden, en novembre 2018, avait, certes, d’abord été victime du spectacle aberrant – dont, plus absurdement encore, un DVD conserve la trace –, conçu par l’équipe réunie autour de l’artiste Oliafur Eliasson (voir O. M. n° 146 p. 30 de janvier 2019). Sans que l’exécution musicale ne sauve vraiment ce prestigieux attelage du naufrage…
Pour Médée de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), le chef britannique retrouve, en Peter Sellars, un complice de très longue date, avec lequel il a, entre autres, monté, lorsqu’il était à la tête du Berliner Philharmoniker, de mémorables versions, bien plus que mises en espace, des Passions de Bach.
La signature du metteur en scène américain, associé – pour la première fois ? – à l’architecte star Frank Gehry, dont la scénographie mêle éléments concrets, en l’occurrence les cages d’un camp de réfugiés, et abstraits, comme une stylisation de ciel baroque, aux nuages mouvants et très finement grillagés, est, d’ailleurs, reconnaissable d’emblée. Prévisible ?
Lecture politique, censément engagée – avec la réécriture du synopsis comme un manifeste, d’un didactisme confinant à la naïveté, sinon à la caricature –, costumes, en partie militaires, d’aujourd’hui, en contraste avec la gestuelle ritualisée des chœurs et des lumières puissamment atmosphériques, cette vision oscille entre les réflexes – les poncifs ? – d’une certaine avant-garde du théâtre lyrique, dont Peter Sellars fut, dès les années 1980, l’incontestable fer de lance, et des moments de pure magie, à la fois poétique et tragique, dès lors que le merveilleux n’est pas occulté, bien au contraire.
Deux moments, en miroir, resteront gravés dans notre mémoire, qui impliquent – et bouleversent, pour cette raison même – les enfants de Médée : celui, d’abord, où ils versent consciencieusement sur la robe qui, dans le livret de Thomas Corneille, a attiré le regard de Créuse, le poison fatal, puis, quand, ces mêmes fioles à la main, ils scellent, en buvant leur contenu, leur destin. Réalité ou cauchemar ?
La perception du temps, aussi, se brouille, comme dans une hallucination de la magicienne, fauve en cage, dont le corps semble soudain prendre son envol, quand ses mouvements sauvages l’entraînent dans une danse archaïque.
Phèdre en totale déroute, dans l’Hippolyte et Aricie précédemment cité, Magdalena Kozena reprend l’héroïne éponyme, qu’elle avait abordée au Theater Basel, en 2015. Pour le meilleur. Les mots manquent assurément de clarté, et partant d’impact. Mais quelles fulgurances dans l’expression, quelle beauté du timbre, en sa pleine maturité, sans laquelle il n’est pas de Médée qui vaille ! Car il faut, pour l’incarner à ce degré de palpitante vérité, jusque dans le regard – que la mezzo tchèque a eu, ailleurs, invariablement hagard –, avoir, comme artiste autant que comme femme, aimé, souffert, vécu, en somme.
Outre que la diction d’ensemble révèle un travail approfondi sur les inflexions et la prosodie, pour parvenir à l’idiome si complexe de la déclamation baroque française – même si elle tend, parfois, à se diluer dans les divers accents des uns et des autres –, le reste de la distribution fusionne avec les protagonistes les nombreuses silhouettes des divertissements.
L’Oronte de Gyula Orendt, au style aussi limpide qu’hier, en Thésée (Hippolyte et Aricie), et le Créon de Luca Tittoto, pétrifiant quand il bascule dans la folie, s’y distinguent, aux côtés de Carolyn Sampson, Créuse dont la moindre beauté n’est pas d’opposer à Médée, non une rivale malgré elle, à peine sortie de l’adolescence, mais une femme déjà mûre – quoique son soprano ait conservé intacte sa fraîcheur.
Reinoud Van Mechelen, enfin, est idéal en Jason, comme il l’est dans tous les emplois de haute-contre à la française – projection fière, éclatante même, et infinie délicatesse mêlées. Son ultime duo avec Créuse mourante tutoie l’apesanteur.
C’est aussi qu’aux antipodes des arêtes vives et des contrastes plus marqués des ensembles français, le Freiburger Barockorchester déploie, sous la direction extasiée comment ne pas l’être face au chef-d’œuvre lyrique de Charpentier, a fortiori en n’étant pas un « baroqueux » ? –, mais toujours mobile de Simon Rattle, une palette aux sonorités fondues, bien que jamais au détriment du détail instrumental et des voix individuelles, dont l’estompe, dans les profondeurs du diapason à 392 Hz, envoûte.
MEHDI MAHDAVI