Opéras Marthaler fait scandale à Munich
Opéras

Marthaler fait scandale à Munich

05/01/2022

Nationaltheater, 18 décembre

Comment faut-il appeler la dernière production du Bayerische Staatsoper ? « Giuditta, de Franz Lehar », ou « Une Giuditta – selon Christoph Marthaler » ? La question peut sembler oiseuse. Elle s’impose cependant, tant ce spectacle à la fois curieux, inventif et foutraque (comme souvent avec l’artiste suisse) a scandalisé le public munichois. Après des huées éparses pendant la représentation même, le metteur en scène a été accueilli, au salut final, par l’une des plus mémorables broncas que l’auteur de ces lignes ait eu l’occasion d’entendre. Et ce, malgré une salle vide à 75 % pour raisons sanitaires… Qu’en aurait-il été avec une pleine !

L’œuvre qui a occasionné une telle réaction n’est pourtant ni sulfureuse, ni offensante. Dernière opérette achevée par Lehar,  en 1933, Giuditta est un charmant mélodrame qui nous raconte, sur fond de guerre lointaine, les amours impossibles de deux amants que leurs parcours et limites personnelles vont tristement séparer. Une romance qui finit mal, en somme, simple, belle et touchante, portée par une musique émouvante et inspirée.

Or, cette bluette n’est pas née de n’importe quelle histoire. 1933 correspond, évidemment, à l’accession des nazis au pouvoir. Compositeur préféré d’Adolf Hitler (c’est, en tout cas, ce que ce dernier affirmait), mais marié à une femme d’origine juive, Lehar se retrouva, jusqu’à la chute du Troisième Reich, dans une position des plus inconfortables, entre répugnance et angoisse, devant ménager les autorités et donner au besoin de sa personne pour protéger son épouse.

Les protagonistes de la production munichoise ont décidé de faire de ce substrat la matière même du spectacle. À Giuditta, dont l’intrigue et les airs forment l’ossature de la soirée, ils ont, si l’on peut dire, surimprimé une pièce écrite, quelques années auparavant, par Ödön von Horvath : Sladek, soldat de l’Armée noire (1928). Elle montre le jeune partisan d’un mouvement politique radical, amené à laisser exécuter celle qu’il aime, au nom de ses idéaux.

Autour de cette action parallèle, Christoph Marthaler qui, rappelons-le, est doté d’une réelle culture musicale, a assemblé des pièces de contemporains de Lehar : Korngold, Schoenberg, Berg, mais encore Bartok, Stravinsky, et même Chostakovitch. Le spectacle alterne donc, comme un premier et un second degré, une opérette presque anodine et une pièce cruelle qui lui donne une puissante perspective.

Le projet est ambitieux et, dans la logique qui est la sienne, plutôt réussi. Avec de nombreux ponts naturels, les deux intrigues s’emboîtent comme les faces, claire et sombre, d’une même histoire. Secondairement, le montage musical propose une bande-son astucieuse, suggérant comment les compositeurs actifs à cette période ont réagi, chacun à sa façon (ou comme il a pu), aux secousses de leur temps. N’oublions pas le beau décor de la collaboratrice attitrée de Marthaler, Anna Viebrock, une troupe à multiples talents, avec des comédiens et danseurs capables de performances impressionnantes, et des chanteurs qui, sans être exceptionnels, sont tout à fait adaptés, sous la solide direction de Titus Engel.

Le point de vue du public de la première a été sensiblement différent. Il pourrait se résumer de manière brutale : je paye 120 euros pour voir et entendre Giuditta, je veux voir et entendre Giuditta, avec ses airs irrésistibles et son sentimentalisme facile. Ce qui, au fond, est parfaitement légitime. Toute présentation tronquée ou, à l’inverse, surchargée d’éléments extérieurs, relève de la tromperie sur la marchandise.

D’autant que l’œuvre est de celles qui, par hypothèse, éludent la grande histoire : elle n’est conçue que pour faire pleurer dans les chaumières, fonction immémoriale du spectacle. Chaumières où, soit dit en passant, que l’on vive dans une démocratie pacifiée ou dans une implacable dictature, on s’émeut toujours pour les mêmes raisons ; ce qui permet à une telle intrigue de toucher les sensibilités des années 1930, comme celles de 2021.

Cependant, près d’un siècle après, est-il possible de monter au premier degré un mélodrame écrit par le compositeur préféré d’Hitler ? Le public répond oui, considérant l’opérette comme un divertissement fait pour oublier, l’espace d’un instant, ses petits malheurs quotidiens et les grands malheurs du temps. Les auteurs du spectacle répondent non : surtout si elle en occulte aussi obstinément les horreurs, une œuvre réclame d’être mise en lien avec l’époque qui l’a vue naître. Au fond, deux positions philosophiques et morales irréconciliables.

Quant au critique, aussi stimulé qu’il ait été par ce qu’il a vu, il ne peut que déplorer une rupture de communication parfois totale entre le public de l’opéra traditionnel et ceux qui sont payés pour le divertir, l’instruire ou l’éclairer. Alors que semble se jouer aujourd’hui la survie même de l’art lyrique, ce problème-là n’est vraiment pas oiseux.

LIONEL ESPARZA

PHOTO © WILFRIED HÖSL

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