Opernhaus, 3 novembre
La fascination d’Alban Berg (1885-1935) pour la symétrie atteint, dans Lulu, des paroxysmes véritablement obsessionnels, puisque tout, dans cet opéra, s’articule dramatiquement en miroir, autour d’une ligne de démarcation située pile au milieu, entre les deux tableaux de l’acte II.
Au cours de cet interlude de trois minutes, accompagnement d’un film muet, censé résumer les différentes étapes de l’incarcération de Lulu, le jeu de symétrie devient même littéral : à partir de la mi-parcours, l’orchestre rejoue strictement les mêmes notes, mais à l’envers.
D’où l’idée de Thomas Guggeis, maître d’œuvre musical de cette nouvelle production de Lulu, à l’Opéra de Francfort (Oper Frankfurt), de placer le seul entracte de la soirée au sommet de cette rigoureuse structure en arche, donc exactement au centre du palindrome.
Or, si personne n’a eu cette idée géniale auparavant, ne serait-ce pas, tout simplement, car elle est inepte ? Ce n’est pas parce que Berg trace, au milieu du II, une ligne virtuelle, aussi évidente sur la partition qu’un trait de pré-découpe sur le glaçage d’un gâteau, qu’il faut, pour autant, céder à la pulsion puérile de trancher ledit gâteau exactement sur ce trait.
Mais l’absurdité de ce premier contact de Thomas Guggeis avec Lulu ne s’arrête pas là, puisque les impératifs d’extrême clarté d’exécution, gage d’accessibilité pour cette écriture dodécaphonique, n’y sont pas non plus respectés.
L’orchestre, pourtant l’une des meilleures phalanges lyriques d’Allemagne, paraît lourd et opaque, la plupart des plans sonores s’agglutinant continuellement en une masse informe – au point, d’ailleurs, que la nette différence d’ambiance, habituellement ressentie pendant l’acte III, orchestré par Friedrich Cerha (1926-2023), dans un style plus monochrome que celui de Berg, paraît complètement effacée.
Dès lors il n’est pas étonnant, non plus, que la Lulu de Brenda Rae, voix lumineuse dans l’aigu, mais manquant d’égalité et de puissance dans le médium, se retrouve, aussi souvent, submergée. Il est dommage que Vera-Lotte Boecker, initialement annoncée, se soit retirée du projet, mais au moins Thomas Guggeis aurait-il pu faciliter la tâche de cette remplaçante plus frêle, au demeurant remarquable actrice…
Moins de difficultés à surnager pour le reste de la distribution, parfois un peu trop d’une pièce, comme le Dr. Schön de Simon Neal, mais dont le véritable potentiel, pourtant évident chez la Comtesse Geschwitz de Claudia Mahnke ou le Schigolch d’Alfred Reiter, n’est jamais correctement valorisé. Seuls, l’exemplaire Alwa d’AJ Glueckert et l’Athlète délibérément rustre de Kihwan Sim parviennent à se tirer de ce mauvais pas.
Dommage, car le spectacle, mis en scène par Nadja Loschky, est une réussite. Élégants costumes années 1920, décor cylindrique coulissant, définissant à volonté des espaces dépouillés, et beaucoup de bonnes idées, dont le double assigné au personnage de Lulu.
Une « anima », un « esprit de la Terre », que le Dompteur du Prologue extirpe d’une trappe, encore toute couverte de sa boue originelle, symbole de cette fameuse « saleté crasse » qui obsède tant le Dr. Schön. Une souple silhouette de danseuse, qui s’insinue partout, en laissant systématiquement des traces sur les costumes immaculés des autres personnages, avant de retourner, lors du meurtre final de Lulu, au caniveau, dont elle avait surgi au début.
LAURENT BARTHEL