Teatro Sociale, 18 novembre
Le deuxième titre proposé par le Festival, Lucie de Lammermoor, nous est plus familier. Rappelons qu’il ne s’agit pas de la simple traduction française de Lucia di Lammermoor (Naples, 1835), mais bien d’une refonte, réalisée par Donizetti, lui-même, en 1839, pour le Théâtre de la Renaissance, à Paris, avec une conduite dramatique resserrée. Disparaissent, en particulier, Alisa et Normanno, fondus en Gilbert, ainsi que le duo entre Raimondo et l’héroïne.
Alors que l’Italie est sous le choc de la mort de Giulia Cecchettini, jeune femme poignardée par son ex-petit ami, le directeur artistique du Festival, Francesco Micheli, a tenu, avant le lever de rideau, à lui dédier ce spectacle, « ainsi qu’à toutes les Lucie et Giulia du monde entier, tuées par ce que certains appellent amour ».
Il faut dire que la mise en scène de Jacopo Spirei met l’accent sur le côté patriarcal et machiste de l’histoire, en dénonçant, plus généralement, la toxicité masculine. D’où cette terrifiante scène d’ouverture, montrant une « chasse à l’homme », où plutôt « à la femme », où quatre paysannes sont rabattues dans un coin de forêt par une bande de jeunes qui, riant de leur effroi, s’apprêtent à abuser d’elles. Le dernier tableau, situé dans un terrain vague, où Edgard habite une carcasse de voiture, nous présente leurs cadavres abandonnés.
Avouons que cette lecture contemporaine très crue, qui situe toute l’action à l’extérieur (clairière isolée, puis jardin des Ashton, où se déroule la noce de Lucie et d’Arthur, et enfin terrain vague), nous semble, bien que d’une force indéniable, et souvent dérangeante, affaiblir la portée du livret.
En effet, dans ce contexte de viols et de meurtres, l’emprise exercée par son entourage masculin sur l’héroïne paraît presque anodine ! Nous laisse également sceptique ce finale, où le chœur, loin d’être compatissant envers Edgard qui se donne la mort, se montre sarcastique et réjoui, en totale contradiction avec la musique.
Avec calme, autorité et subtilité, Pierre Dumoussaud fait chatoyer les couleurs insolites de Gli Originali, orchestre sur instruments d’époque, en particulier pour des vents inhabituellement boisés. Bien sûr, la virtuosité des cors naturels est parfois mise à rude épreuve, mais cette phalange apporte vraiment quelque chose de neuf, avec d’autres équilibres sonores.
Révélation en Adina dans L’elisir d’amore, voici deux ans, Caterina Sala était très attendue en Lucie. Annoncée malade, la soprano italienne de 24 ans a tenu à assurer la première, avec un engagement, une probité technique et une musicalité qu’on ne peut qu’admirer. Elle fait entendre un médium et un grave fruités, et une belle virtuosité (jolis trilles et coloratures dans son premier air « Que n’avons-nous des ailes ? », qui remplace le plus sombre « Regnava nel silenzio »), à côté de quelques notes voilées et suraigus incertains.
Dans ces conditions, on comprend sa décision de renoncer à chanter le troisième et dernier acte, et à affronter la scène de la folie, écrite un ton plus haut qu’en italien ! Après une pause prolongée, Caterina Sala a finalement continué à jouer son rôle, tandis qu’appelée à la rescousse, en dernière minute, Vittoriana De Amicis le chantait dans un coin du plateau. Remercions ce soprano léger d’avoir sauvé la soirée, avec efficacité, mais non sans quelques duretés, ni menus dérapages de justesse – toutes choses très excusables, au vu des circonstances.
Fragile aussi, l’Edgard de Patrick Kabongo. Le chanteur franco-congolais a, certes, le mérite de tenir cette tessiture tendue sans forcer ses moyens, même aux moments les plus dramatiques. Mais son joli tenore di grazia, rompu au Rossini « buffo », manque de largeur et de métal, en particulier dans le registre supérieur, peinant à se faire entendre dans ses duos avec Lucie et Henri, comme dans l’attaque du sextuor.
Son personnage paraît, de toute façon, trop gentil : portant le blouson noir, comme pour jouer au mauvais garçon, il n’est en rien, de tempérament, ce héros romantique qui vous emporte jusqu’au délire, dans la scène finale.
Le contraste est rude avec l’excellent Vito Priante, parfaitement distribué en Henri. Le baryton italien en possède l’assurance froide et la violence contenue, avec un aigu brillant, un timbre mordant, un phrasé subtil et une sobriété dans le jeu qui font mouche, de surcroît dans un très bon français : une prise de rôle marquante.
David Astorga (remplaçant Antonio Mandrillo, initialement prévu) a, au contraire, une prononciation un peu exotique, mais son Gilbert bien chantant est cauteleux à souhait. Troisième ténor, Julien Henric impose, en Arthur, un instrument clair et brillant, au service d’une grande classe musicale et d’une parfaite intelligibilité.
Le plateau est complété par la basse sonore de Roberto Lorenzi, en Raymond, rôle assez sacrifié dans cette version française, et par l’excellent chœur de l’Accademia Teatro alla Scala, très investi scéniquement, mais peu compréhensible.
THIERRY GUYENNE