Salle Favart, 26 avril
Il ne faut pas se fier aux apparences : malgré la présence, en lieu et place du trou du souffleur, d’une espèce de conque évoquant la coquille Saint-Jacques, l’action de cette nouvelle Carmen (visible sur Arte Concert, à partir du 21 juin) ne se déroule pas à Compostelle. Ni à Séville, d’ailleurs : Andreas Homoki a joué la carte du temps plutôt que celle de l’espace, et souhaité rendre hommage à la manière dont le chef-d’œuvre de Bizet a traversé le siècle et demi qui s’est écoulé depuis sa création, à l’Opéra-Comique, le 3 mars 1875.
L’acte I met justement en scène des personnages qui se rendent à la Salle Favart, pour assister à la première de Carmen. Habillé dans des costumes d’époque, le chœur est à la fois acteur et spectateur, ce qui crée au départ un trouble assez séduisant. Le théâtre étant dans le théâtre, on l’a compris, un rideau se ferme au milieu du plateau et permet à celui-ci de masquer le fond ou, au contraire, en s’ouvrant, de dégager la scène entière.
Ce dispositif permet de belles images, telle l’apparition des cigarières dans une lumière splendide. Il donne aussi l’occasion à Don José, passant anonyme, de devenir acteur du drame. Les gamins qui accompagnent la garde montante se précipitent sur lui, le déshabillent de force, les soldats arrivant à temps pour lui donner son uniforme. Ces idées sont renforcées par une attention particulière portée aux chaises (celles des spectateurs, celles des personnages) : Don José, éternelle victime, tombe toujours de la sienne, même au moment où Micaëla l’embrasse ; Carmen, en revanche, décide quand elle veut s’asseoir ou se lever.
À mesure que le temps passe, cependant, la mise en scène se délite. Le III se déroule sous l’Occupation, et les contrebandiers deviennent des résistants. Au IV, Andreas Homoki nous montre une foule d’aujourd’hui, regardant le défilé des toreros et des picadors sur un écran de télévision ! On reste confondu devant une idée aussi indigente, mais le plateau se vide, heureusement, pour le duo final, d’un dépouillement qui oublie tout pittoresque.
Montrer la manière dont Carmen est devenue un mythe, est une bonne idée, mais une idée ne suffit pas à faire une mise en scène, malgré une direction d’acteurs très tenue. On est ravi, toutefois, de retrouver l’ouvrage dans le théâtre de sa création, avec une distribution et un orchestre on ne peut plus convaincants. Et, bien sûr, dans la version originale, même si les dialogues parlés ont été un peu raccourcis.
Après avoir été Carmen, il y a quelques mois, à l’Opéra Bastille, Gaëlle Arquez retrouve le rôle dans l’intimité de la Salle Favart, que sa voix remplit sans effort. Une voix qui s’est légèrement assombrie, mais qui n’est jamais détimbrée dans le grave, au contraire : plus encore que sa « Havanaise » (nom que Bizet avait d’abord donné à la « Habanera »), sa « Séguedille » est un morceau de chant superbement coloré et contrôlé, sans la moindre inflexion poitrinée.
Qu’on ne compte pas sur elle pour multiplier les effets racoleurs : la Carmen de Gaëlle Arquez est d’une implacable autorité, un mot dans le dialogue nous rappelle que son destin lui appartient. Et si le personnage bouge peu, il bouge admirablement.
Face à une Carmen d’une telle maîtrise, Frédéric Antoun est, d’une certaine manière, un Don José parfait : naïf, maladroit, éperdu, il donne vie à un personnage dépassé par les événements. Vocalement, nous sommes à cent lieues d’un Michael Spyres, dont les moyens et l’intelligence du chant sont incomparables. Mais cette fragilité a ses atouts : si « Dût-il m’en coûter la vie », au III, manque de violence, le duo final met en scène une Carmen souveraine et un Don José réellement suppliant.
Le cas d’Elbenita Kajtazi est l’exact contraire : sa Micaëla (habillée en infirmière de la Croix-Rouge !) chante avec une générosité sans faille, peut-être trop pour le rôle ; on aimerait un peu moins de son, un peu plus de fragilité, même si « Je dis que rien ne m’épouvante » est un splendide moment de lyrisme.
Quant au très sonore Jean-Fernand Setti, il nous change des barytons sur-distribués ou des basses à la diction pâteuse. Habillé en « toréador » dès son entrée, son Escamillo ferait presque effet de citation, tant son grand air est ici un morceau de bravoure, voulu et réussi comme tel.
Parmi les excellents seconds rôles, une mention particulière pour le style et la tenue vocale de François Lis, Zuniga qui aurait pu camper, lui aussi, un fort bel Escamillo.
Il y a beaucoup d’animation et de bonheur de chanter dans la prestation de la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique, ainsi que chez le chœur Accentus. Et il y a, dans la fosse, un Orchestre des Champs-Élysées incomparable de souplesse, de légèreté, de puissance quand il le faut.
Tous les instruments créent des plans sonores qui rendent justice à l’écriture de Bizet, et l’on ne regrette pas que l’Orchestre Symphonique de Shanghai et Long Yu aient dû leur céder la place – conséquence du Covid –, d’autant que Louis Langrée, qui aime et comprend cette musique, le fait sentir. Ses tempi contrastés, sa manière d’enchaîner dialogues, « mélodrames » et numéros musicaux, font merveille.
S’il fallait donner la preuve que Carmen est un opéra mythique, c’est moins dans la mise en scène que dans l’art de Gaëlle Arquez, et dans la vie qui émane de la fosse, qu’il faut la trouver.
CHRISTIAN WASSELIN