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Les amours et la vie d’Hoffmann à Venise

04/01/2024
Ivan Ayon-Rivas (Hoffmann), à gauche. © Michele Crosera

Teatro La Fenice, 28 novembre

Créés en décembre 1980, Les Contes d’Hoffmann selon John Schlesinger étaient, sauf erreur, la plus ancienne production au répertoire du Covent Garden, lors de sa dernière reprise, en novembre 2016 – qui a, d’ailleurs, donné lieu à une seconde captation (parue en DVD chez Sony Classical), trente-cinq ans après la première, témoignage, à connaître, d’une époque révolue, où l’édition Choudens, quoique déjà remise en question, était encore la norme.

C’est à Damiano Michieletto que reviendra la tâche, périlleuse, de tourner la page sur ce grand classique du Royal Opera House, la saison prochaine, avec un spectacle dont Opera Australia a eu la primeur, en juillet dernier, au Joan Sutherland Theatre de Sydney – conséquence de la pandémie ? –, avant une longue traversée vers l’Europe. Première escale, précédant Londres, donc, et l’Opéra de Lyon, également coproducteur, au Teatro La Fenice de Venise.

Après la version – mélange obsolète de Choudens et des travaux de Fritz Oeser – entendue, sous sa direction, au Teatro alla Scala de Milan, en mars dernier (voir O. M. n° 192 p. 54 de mai 2023), la présence, dans la fosse, de Frédéric Chaslin laissait craindre le pire. Sauf que le chef français a pris le train en marche, et partant, sans doute été obligé de s’accommoder des choix précédemment opérés par le metteur en scène avec Guillaume Tourniaire, au pupitre à Sydney.

Les bizarreries d’orchestration d’Oeser sont, certes, toujours là, de même que le « Septuor ». L’apocryphe « Scintille, diamant » a, en revanche, été remplacé par « Répands tes feux dans l’air », tandis que les récitatifs de la seule main de Guiraud, à commencer par ceux du début de l’acte d’Olympia – ravalant le Spalanzani ébouriffé de François Piolino au rang d’utilité –, ont été éliminés.

Si l’occasion lui est, cette fois, donnée d’exposer, dans le programme de salle, en se drapant dans la dignité du spécialiste de l’ouvrage (« J’ai dirigé sept cent trente-deux représentations – je le sais grâce à mon ordinateur – dans trente-trois productions différentes. J’ai étudié toutes les sources et je possède personnellement une copie de tous les manuscrits. »), son point de vue sur ces questions, ainsi que sur son rejet des apports essentiels de Michael Kaye et Jean-Christophe Keck à la connaissance – exhaustive ? – de la partition, Frédéric Chaslin a toujours la baguette un peu lourde. Mais sa relation de longue date avec l’orchestre de la Fenice – entamée, en 1994, avec Les Contes d’Hoffmann, déjà – produit, sinon des étincelles, du moins de meilleurs résultats qu’à la Scala, notamment grâce à un sens certain de la progression dramatique.

Il est vrai que, contrairement à Davide Livermore, à Milan, Damiano Michieletto ne fait pas assaut de pesanteur. Dans une scénographie signée Paolo Fantin, d’apparence simple, légère même, mais aux configurations multiples, un Hoffmann vieillissant, et vaguement clochardisé, se souvient des étapes amoureuses de sa vie, depuis la découverte, jusqu’à l’ultime désillusion, et au renoncement. A priori, rien de très neuf.

Mais le metteur en scène italien a eu l’idée – qui semble, finalement, aller de soi – d’inscrire cette remémoration dans le contexte féerique des contes, en tissant, en l’occurrence, des liens entre le poète et Pinocchio – l’un comme l’autre croyant, dit-il, ce qui n’est pas vrai. La Muse devient, ainsi, la Fée, non pas bleue, mais verte, d’autant que l’absinthe a remplacé le punch, et Nicklausse – qui en est clairement dissocié, le rôle étant tenu par une seconde chanteuse –, une sorte de mélange, ailé et toujours flanqué d’un perroquet, de Jiminy Cricket et Ariel (The Tempest de Shakespeare), à la fois conscience et serviteur, ou ange gardien.

L’apprentissage d’Hoffmann commence, d’ailleurs, dès l’enfance, avec un protagoniste en culottes courtes, sous le charme de la première de la classe – c’est son cerveau, et non ses yeux, qu’a conçu Coppélius –, dont la « Chanson » se métamorphose en résolution d’une folle équation, sur le tableau noir, duquel se détache bientôt une myriade de chiffres tourbillonnants. Une fois l’automate brisé, son trop crédule camarade doit porter le bonnet d’âne…

Comme la Rusalka de Christof Loy, au Teatro Real de Madrid, Antonia est une ballerine aux rêves de gloire brisés, par la perte de l’usage de ses jambes. Mais pourquoi diable, alors, ne devrait-elle plus chanter ? Circonscrit à un studio de danse, le III n’y perd cependant pas sa cohérence. Et les « Couplets » de Frantz y gagnent en réjouissante originalité, pendant lesquels le domestique, promu maître de ballet, subit les moqueries de ses petites élèves.

Débarrassé de toute référence à la Sérénissime, l’acte de Venise se déroule assez classiquement dans un night-club, mâtiné de cabaret, plus chic qu’interlope, où la perte du reflet est plus ingénieusement réglée qu’à l’ordinaire.

Le tout, avec ses six danseurs plus ou moins acrobates, est coloré, plaisant, animé, varié, lisible, aussi. Mais ne saurait prétendre, ni à la dimension fantastico-tragique des visions plus abouties de Barrie Kosky (Komische Oper de Berlin), Tobias Kratzer (DNO d’Amsterdam) et Johannes Erath (Semperoper de Dresde, vue à Valence, en 2022), ni au caractère spectaculaire de l’inusable « mise en abyme » de Robert Carsen, que l’Opéra National de Paris n’est, sans doute, pas près d’abandonner (voir plus haut dans ce numéro).

Les accents divers, et plus ou moins prononcés, d’un plateau vocal cosmopolite – encore qu’à majorité italien – ne compromettent pas trop, y compris chez certains seconds rôles, que leur défaut de familiarité avec ce répertoire rend caricaturaux, voire mauvais, l’intelligibilité du texte.

Giulietta n’en a pas moins tendance à diluer l’authenticité présumée des consonnes et des voyelles de Véronique Gens, un peu guindée, sinon égarée, en courtisane au velours diffus. Antonia accuse les instabilités et les duretés de l’émission de Carmela Remigio, lirico à la tessiture de toute façon trop courte. Des trois héroïnes, c’est donc la première qui tire son épingle du jeu, grâce au soprano limpide de Rocio Pérez – et même si l’agilité manque de délié pour Olympia.

En Muse et Nicklausse, Paola Gardina et Giuseppina Bridelli se révèlent assez interchangeables, bien chantantes, avec un supplément de tempérament pour la première, mais peu marquantes.

Formidable de présence et d’énergie dans le mouvement, Alex Esposito parachève, quadruple diable irrésistiblement noir et mordant, son numéro de transformiste, en revêtant, ultime pirouette plus burlesque que cauchemardesque, la robe pailletée de Stella.

Ivan Ayon-Rivas, enfin, est un Hoffmann d’une endurance, d’une tenue, d’un relief dynamique, d’un éclat, égal sur tout l’ambitus, et d’une intrépidité dans l’aigu, intarissable, tels que la question de l’idiome stylistique – d’ailleurs tout sauf malmené par le jeune ténor péruvien – ne se pose pas un seul instant.

MEHDI MAHDAVI

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