Opéras Le nouveau sacre d’Hamlet à Paris
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Le nouveau sacre d’Hamlet à Paris

31/03/2023
© Opéra National de Paris/Bernd Uhlig

Opéra Bastille, 24 mars

Pour son retour à l’Opéra de Paris, après quatre-vingt-cinq années d’absence, Hamlet, qui y vit le jour, en 1868, bénéficie du traitement royal qu’il mérite. Tant sur le plan musical que visuel, cette nouvelle production de l’opéra le plus réussi d’Ambroise Thomas marquera les mémoires.

En situant l’intégralité de l’action  au cœur d’un hôpital psychiatrique, dans un XXe siècle indéterminé, Krzysztof Warlikowski se donne les mains libres pour brouiller les repères. La structure de base de l’impressionnant décor de Malgorzata Szczesniak ne change pas : de hautes parois grillagées, sur les côtés et au fond. À chaque acte ou tableau, une cloison descend des cintres ou y remonte, rétrécissant ou élargissant, en profondeur, l’espace de jeu : blanche, puis verte avec des motifs rouges, puis rose vif piquée d’écrans de télévision… L’alternance sphère publique/sphère privée, tableaux de foule/conflits individuels, indissociable du « grand opéra » français, est ainsi parfaitement respectée.

L’acte I débute dans une pièce mi-chambre, mi-salle commune : à gauche, le lit d’un Hamlet grisonnant, habillé d’un pantalon défraîchi et d’un pull-over informe ; plus au centre, une vieille dame en fauteuil roulant (Gertrude), en train de regarder Les Dames du bois de Boulogne de Robert Bresson (1945), sur son poste de télévision ; vers la droite, une table, quatre chaises et une haute commode ; au fond, la projection d’une énorme lune. Puis la cloison se soulève pour l’apparition du Spectre, fascinant Pierrot, blanc des pieds à la tête, couvert de brillants et coiffé d’un bonnet d’âne.

Le II, le III et le IV se passent, comme indiqué sur l’écran d’avant-scène, vingt ans plus tôt. Le mobilier est le même (à part le poste de télévision), mais en bien meilleur état. Hamlet, les cheveux noirs légèrement striés de gris, porte un  complet bleu et joue avec une petite voiture rouge téléguidée. Ophélie a troqué sa robe et ses escarpins pour un uniforme d’écolière, et Gertrude apparaît dans un flamboyant manteau blanc, complété par un chapeau à aigrette, un long sautoir de perles et des lunettes noires (toute la panoplie des stars de cinéma des années 1940). Les pensionnaires de l’asile (choristes, danseurs, figurants) incarnent, comme au I, les invités à la fête, trois d’entre eux se détachant de la masse pour jouer la pantomime du « Meurtre de Gonzague ».

Au V, dont le premier tableau se passe dans une morgue, avec les Fossoyeurs en thanatopracteurs, Hamlet réapparaît en double inversé de son père défunt, Pierrot au visage enfariné, mais tout vêtu de noir, clown triste comme lui. Laërte, Ophélie (qu’on a vue se noyer dans une baignoire, quelques minutes plus tôt) et Claudius sont assis autour de la table. Et Gertrude, de nouveau en vieille femme, regarde la télé, pendant que les pensionnaires proclament le héros (ou, plutôt, l’anti-héros) roi de Danemark. Un cycle s’achève, avant qu’un autre ne recommence, Hamlet, assis sur son lit, comme au début, se remémorant inlassablement les traumatismes de son existence (meurtre de son père, mort d’Ophélie par sa faute…).

Reconnaissons que, pour un esprit cartésien, le propos n’est pas toujours des plus lisibles. Personnellement, j’avoue en avoir eu assez, à certains moments, de me creuser les méninges pour comprendre où se trouvait la frontière entre cauchemar et réalité, voire, tout simplement, dans quelle période de la narration on se trouvait. Mais il en va de même dans presque toutes les mises en scène de Krzysztof Warlikowski, qui adore entretenir le flou, en multipliant, de surcroît, les actions simultanées dans différentes parties du décor. Je suis sûr qu’en revoyant ce spectacle, je découvrirai plein de choses qui m’ont échappé et comprendrai, par exemple, pourquoi Laërte est habillé en mafioso, avec costard marron, chemise à pois, chapeau mou et lunettes noires !

Ce handicap est plus que largement compensé par la force et la beauté de nombreuses images, dont la plus marquante reste le « Ballet » du IV. Confié à une danseuse et un danseur classiques, ainsi qu’aux choristes et à un groupe de vieilles ballerines en tutu, il réalise le triple exploit de se fondre dans le continuum de l’œuvre (ce qui n’a rien d’évident dans un « grand opéra »), de rendre hommage à la période romantique (tout en prenant ses distances avec elle), et de respecter la dimension « grand spectacle » du genre.

Surtout, on est sidéré par l’acuité et la virtuosité de la direction d’acteurs, qui nous vaut plusieurs moments d’anthologie. Ainsi du face-à-face entre la mère et le fils, à la fin du III, où le conflit amour/haine atteint des paroxysmes d’intensité. D’abord, quand Hamlet manque d’étrangler Gertrude. Puis quand, sur les dernières mesures de l’acte, il l’oblige à se coucher dans son lit (« Dormez en paix, ma mère ! ») et s’allonge contre elle.

A-t-on jamais vu Ludovic Tézier aussi investi sur le plan scénique ? Régulièrement taxé de statisme, il se révèle ici un comédien hors pair, que Krzysztof Warlikowski rend crédible dans un rôle dont, a priori, il n’a plus l’âge (il l’avait incarné, pour la dernière fois, en 2001, à Turin). Quelle intelligence de la part du réalisateur polonais ! Et quel professionnalisme chez le baryton français, au timbre de velours, à l’aigu d’une enivrante plénitude et à la diction souveraine !

Eve-Maud Hubeaux est une Gertrude renversante, dotée d’un aigu formidablement arrogant – le grave sonne un peu moins facile, dans une tessiture destinée à un mezzo plus sombre que le sien. Jean Teitgen est sans reproche en Claudius, Julien Behr aborde Laërte avec beaucoup de charme et de style, même si la projection semble insuffisante pour une salle aussi vaste, et les seconds rôles sont impeccablement tenus, à l’exception de Clive Bayley, Spectre fort bien joué (on le voit régulièrement, en gros plan, sur les écrans), mais à la voix un peu trémulante.

Méconnaissable sous sa perruque (un carré blond), Lisette Oropesa, technicienne de haut vol et musicienne raffinée, est une excellente Ophélie, encore davantage qu’à Lausanne, en 2017. Deux choses, pourtant, nous gênent. D’abord, il manque à son chant le côté aérien de Natalie Dessay et Annick Massis, il y a vingt ans, ou de Sabine Devieilhe et Jodie Devos, aujourd’hui. Ensuite, la soprano américaine donne constamment l’impression d’exécuter les directives de la mise en scène, sans les avoir véritablement intégrées à sa personnalité.

À la tête de chœurs (préparés par Alessandro Di Stefano) dans une forme exceptionnelle et d’un orchestre somptueux, Pierre Dumoussaud, remplaçant Thomas Hengelbrock pour toutes les représentations, dirige avec goût et sens des nuances. Trop, peut-être, certains passages manquant un peu de tension et de nerf.

Un bel ajout, donc, au répertoire des productions de l’Opéra National de Paris, que l’on espère revoir au plus vite dans une future saison.

RICHARD MARTET


© Opéra National de Paris/Bernd Uhlig

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