La Monnaie, 22 mars & 5 avril
Sous les pavés ?… Verdi ! Tel pourrait être le slogan de cet étonnant diptyque, présenté à la Monnaie par le metteur en scène polonais Krystian Lada, sous la forme d’un récit de fiction, combinant la turbulente période de la fin des années 1960, avec une forme de regard rétrospectif, à l’orée des années 2000.
L’ancien directeur de la dramaturgie de la maison bruxelloise a imaginé un spectacle, en deux parties distinctes, et proposé sur deux jours, construit sur le principe d’un immense « pasticcio ». Ainsi, des extraits des seize opéras de Verdi précédant la fameuse « trilogie » Rigoletto/Il trovatore/La traviata, soit d’Oberto (1839) à Stiffelio (1850), s’enchaînent comme une seule et même partition, au service d’une trame narrative originale. La dialectique de ce projet oppose deux mouvements contraires, l’un visionnaire et projeté vers l’avenir (Rivoluzione), et l’autre, rétrospectif et mélancolique (Nostalgia), avec, pour axe central, cette question : « Que restera-t-il de notre époque ? »
Ce récit brosse le tableau sentimental d’une jeunesse, dont les idéaux incandescents se muent, progressivement, en désir de stabilité et de confort, une fois atteint l’âge de raison. C’est Verdi, en tant que figure de proue du Risorgimento, qui sert de fil rouge, avec l’Ouverture et le « Va, pensiero » de Nabucco, comme point initial et conclusion de ces deux soirées.
Mettant en regard les événements de mai 1968 et l’unification de l’Italie au XIXe siècle, Krystian Lada fait allusion, d’une façon plus large, à l’ensemble des luttes pour l’indépendance et la justice sociale. Trois militants, Carlo, Giuseppe et Lorenzo, gravitent autour de Laura, violoniste et pasionaria, dont l’engagement politique se fracasse contre une réalité qui entraîne certains vers des dérives, et d’autres vers des reniements.
D’une certaine manière, Rivoluzione est le volet le plus idiomatiquement verdien, construit sur une structure immédiatement repérable, avec Ouverture et finale, concluant chacun des trois actes. Aux différences de classes sociales (Luisa Miller) s’ajoutent les jalousies et les amours impossibles (Ernani, Il corsaro), l’oppression et la ferveur populaire (Nabucco), l’héroïne salvatrice (Giovanna d’Arco), la raison d’État et l’ambition (La battaglia di Legnano, I Lombardi).
L’utilisation de séquences filmées, combinant images d’archives et reconstitutions, donne une dimension de documentaire épique à cette histoire d’amour, sur fond de lutte sociale.
Les parenthèses dialoguées rallongent la durée déjà excessive de Rivoluzione (plus de trois heures, contre une heure et demie seulement pour Nostalgia), mettant à nu un abus de stéréotypes et le trop-plein sentimental : le combat de boxe entre l’ouvrier et le fils de flic, la tournette-barricade qui devient, ensuite, une œuvre d’art pour galeristes blasés… Privé de son carburant subversif, le second volet peine à tenir la distance, englué dans cette idée maladroite de réunir, trente ans après, les trois amis, autour du souvenir de Laura, mystérieusement disparue.
Le plateau de Rivoluzione est dominé par la prestation de Nino Machaidze, dans le rôle de Laura. Point focal des enjeux amoureux, la soprano géorgienne se saisit, avec énergie, de l’air de Giovanna d’Arco (« Sempre all’alba »), environnée par la vision hallucinée des fantômes des révolutionnaires.
Le ténor Enea Scala n’est pas en reste, campant l’ouvrier Carlo avec une vigueur sanguine dans les aigus, qui contraste nettement avec l’expression atone du baryton Scott Hendricks, auquel le personnage échoit, dans Nostalgia. Giuseppe hérite, quant à lui, de l’émission sommaire du baryton Vittorio Prato, puis du timbre gris de la basse Giovanni Battista Parodi.
Le baryton-basse Justin Hopkins tente de faire exister Lorenzo par une présence scénique qui supplante, en bien des points, une ligne vocale prosaïque, prolongée, dans le second volet, par les quelques répliques de l’acteur Dennis Rudge. Côté sopranos, tant en Cristina qu’en Virginia, sa fille, Gabriela Legun joue d’une élégance aérienne dans les changements de registres, rivalisant d’intensité avec la projection enjouée d’Helena Dix en Donatella, la galeriste.
La carrure très véhémente de la direction du chef italien Carlo Goldstein ne laisse jamais retomber la tension, fusionnant les multiples citations en un flux unique d’une belle cohérence, non seulement dans les ensembles, mais aussi dans les interventions du chœur, autre personnage clé de ce drame verdien réinventé.
DAVID VERDIER