De Nationale Opera, 21 avril
Depuis combien de temps une représentation de Tosca ne nous avait-elle pas donné le grand frisson ? Barrie Kosky réussit, avec ce premier volet de sa « trilogie Puccini » au DNO d’Amsterdam – qui sera complétée par Turandot et Il trittico, lors des prochaines saisons–, un spectacle palpitant, la référence, plus concédée que revendiquée, au film noir prouvant, une nouvelle fois, sa capacité singulière à s’affranchir de tout système.
Refusant le supposé réalisme que certains persistent à opposer à la concurrence forcément déloyale du cinéma, le metteur en scène australien ne singe à aucun moment le Septième Art, dont le théâtre lyrique fut – faut-il le rappeler ? – l’une des sources privilégiées, dès ses balbutiements. Dans un cadre assurément contemporain, il fait de l’opéra, du vrai, sans craindre ses excès, soulignant même, non sans un humour parfois irrévérencieusement noir, ce que le « melodramma » peut avoir de grand-guignolesque. Grâce à des solutions, sinon inédites – il se monte trop de productions de Tosca, partout, tout le temps, pour que quiconque soit en mesure de l’affirmer catégoriquement –, du moins ayant encore le pouvoir de nous surprendre. Et avec quelle intensité !
Aux trois accords qui annoncent, en guise d’ouverture, la couleur diabolique de Scarpia, fait écho l’irruption d’Angelotti, depuis les dessous, dans un grand fracas de dalles brisées. Ce sol suffit à planter le décor du premier acte, espace vide enclos de noir, où s’entassent des toiles blanches, et qu’agrémentera un bouquet multicolore, déposé aux pieds de la Madone. Puis, lorsque les cloches annoncent le « Te Deum », le fond de scène s’ouvre pour laisser apparaître un immense triptyque, calqué sur Le Grand Jugement dernier de Rubens (Munich, Alte Pinakothek), dont les visages, incarnés par les choristes, s’animent et déclenchent une tempête sous le crâne du chef de la police, demeuré seul au centre de l’église, tout en laissant le public pantois !
Réduits à une cuisine ultra design, les appartements de Scarpia approfondissent le portrait d’un esthète amoureux du Japon. En attestent sa collection de couteaux – Tosca n’aura que l’embarras du choix pour le poignarder sur le plan de travail –, les superbes poissons censément ikejime suspendus dans le réfrigérateur – que le Baron débitera lui-même en sashimis –, ou encore le kimono suspendu à un crochet que la diva revêtira pour fuir les lieux, après avoir déposé la croix qu’elle portait au cou sur le cadavre de son tortionnaire.
Le troisième acte est du même acabit, froid, épuré, pour exacerber de fulgurantes tensions, que l’osmose avec la direction musicale rend encore plus saisissantes. Sitôt arrivé au poste de chef principal, sitôt adulé, Lorenzo Viotti transfigure un Nederlands Philharmonisch Orkest tour à tour luxuriant, chambriste, et cinglant. Le jeune chef suissedirige moderne – ce qui, en l’occurrence, signifie tout sauf sèchement analytique –, avec un sens supérieur du tempo giusto, nourri d’une agogique haletante, autant que de l’équilibre avec un plateau d’un niveau inespéré.
Spoletta au pied levé, le ténor espagnol Mikeldi Atxalandabaso domine un parfait ensemble de comprimari, dont le Sacristain inénarrable du baryton-basse argentin Federico De Michelis n’est pas le moindre atout. La souplesse d’émission manque parfois au baryton arménien Gevorg Hakobyan pour aller jusqu’au bout d’intentions préservant Scarpia de toute brutalité mugissante et univoque, mais pas les accès de noirceur d’une voix de bronze.
Il faut un peu de temps au ténor américain Joshua Guerrero, qui ne force d’ailleurs pas la virilité de Cavaradossi par d’inutiles assombrissements du timbre, pour donner sa pleine mesure – au point d’esquiver quasiment le si bémol censé couronner « Recondita armonia ». Mais un « Vittoria ! » insolent, et surtout un « E lucevan le stelle » dont les nuances intériorisées ne cherchent pas à épater la galerie, signent une superbe prise de rôle.
Une chevelure brune ne suffit pas à donner à l’instrument de Malin Byström l’italianità qu’il n’aura jamais. Mais faut-il s’y arrêter, quand la soprano suédoise se donne corps et âme à ce rôle comme à aucun autre – y compris Salome, étrennée sur la même scène ? Vibrante, dardée, sa Tosca surjoue la jalousie autant qu’elle se révèle d’une bouleversante vérité dans l’angoisse, et le frémissement d’un amour que rien ne compromet.
MEHDI MAHDAVI