Opéra Bastille, 13 & 21 septembre
La reprise de la production salzbourgeoise de 2008 – redonnée en 2010 et 2011, puis présentée au Staatsoper Unter den Linden de Berlin, au DNO d’Amsterdam et au Teatro Real de Madrid – interrogeait sur la survie, quinze ans plus tard, d’un spectacle qui nous avait alors fasciné (voir, en dernier lieu, O. M. n° 66 p. 59 d’octobre 2011), et sur son adaptation à une plus vaste scène que la salle d’origine (Haus für Mozart).
On a été rassuré : la pertinence et la force du concept de Claus Guth restent intactes. On peut, bien sûr, voir autrement une œuvre si riche de potentialités. Mais cette course désespérée à l’abîme et à la catastrophe finale, après que le Commandeur a blessé mortellement le héros, outre qu’elle justifie le choix de la version dite « de Vienne », sans le sextuor final, a sa cohérence et sa légitimité. Et, de surcroît, dans une scénographie qui est l’une des créations les plus originales et les plus inspirées de Christian Schmidt, avec ce plateau sans cesse tournant, sur lequel se déploie une impressionnante forêt, tour à tour mystérieuse, enchanteresse, menaçante, sous les éclairages très soignés d’Olaf Winter.
Le transfert sur un plateau plus vaste qu’à l’origine s’est fait par un élargissement du décor initial. C’est, évidemment, un peu aux dépens de l’élancement de la cathédrale des arbres, mais, sans doute, au profit d’un meilleur déploiement de la foule, lors de la noce de Zerlina et Masetto, ou du finale du I.
Deux distributions – pour six des huit rôles de l’opéra – s’y intègrent admirablement. De la première, on louera d’abord le Don Giovanni, aujourd’hui devenu de référence, de Peter Mattei, dont le tempérament, l’intériorisation, l’âge aussi (58 ans), incarnent supérieurement la figure désenchantée et accablée par le destin voulue par la production.
En Leporello, Alex Esposito lui fait un accompagnement idéalement contrasté, par la constante expressivité d’un rôle qu’il possède sur le bout des doigts, mais qu’il sait tenir en dessous du surjoué. Révélation, pour ses débuts à l’Opéra National de Paris, avec le superbe Don Ottavio de Ben Bliss : timbre doré, légèreté et souplesse de la ligne, personnage vif et élancé, intensément expressif.
Gaëlle Arquez – Zerlina ici même, en mars-avril 2012 et octobre 2015, dans la production de Michael Hanecke – nous transporte en Donna Elvira, pour une magistrale prise de rôle, dont le mordant « Ah ! fuggi il traditor » donne d’entrée le modèle, et toujours très émouvante. Sensuelle, moirée, parfaite, aussi, dans la vocalise, la Donna Anna d’Adela Zaharia est beaucoup mieux mise en valeur que dans la reprise du spectacle d’Ivo van Hove, à l’Opéra Bastille, en février-mars 2022.
La salle de la première fait un triomphe à la Zerlina de porcelaine de Ying Fang, à laquelle on aurait souhaité pourtant un caractère plus affirmé, tandis que le Masetto de Guilhem Worms, sans aucunement démériter, pâlit un peu de ces éclatants voisinages. John Relyea, superbe basse profonde, impose un très inquiétant Commandeur, homme à la pelle de fossoyeur, qui finit par hanter la forêt devenue définitivement maléfique.
La seconde distribution diffère largement. Pour ses débuts à l’Opéra National de Paris, le Don Giovanni de Kyle Ketelsen est aux antipodes de celui de Peter Mattei : râblé, athlétique, il nous ramène à un personnage plus classique, plus prédateur que séducteur, avant d’être bête traquée. Moins élaboré vocalement, aussi, avec une « Sérénade » qui manque un peu de charme.
Julia Kleiter, toujours magistrale tragédienne et souveraine dans le phrasé, est une Donna Anna émouvante, plus mûre et réfléchie qu’Adela Zaharia, tandis qu’en Donna Elvira, Tara Erraught enchante par la beauté d’une voix ronde et pure, aux aigus conquérants.
Si le Leporello de Bogdan Talos, bien en place et irréprochable, ne le cède qu’à la verve encore supérieure d’Alex Esposito, on est particulièrement séduit par la Zerlina de Marine Chagnon, toute jeune, mais d’une maîtrise déjà étonnante. Et, surtout, par le Don Ottavio de très haute volée de Cyrille Dubois, sur tous les plans admirable.
À la direction élégante et précise, mais passablement extérieure, d’Antonello Manacorda, on aurait souhaité un engagement plus grand, correspondant mieux à la force de la production.
FRANÇOIS LEHEL