Opéras L’autre Ville morte à Athènes
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L’autre Ville morte à Athènes

03/02/2024
Melissa Harvey (Hébé) et Laurie Rubin (Anne). © G. Kalkanidis

Greek National Opera, Alternative Stage, 24 janvier

L’unique opéra de Nadia Boulanger (1887-1979), écrit sous la férule de son mentor Raoul Pugno (1852-1914) et avec sa collaboration, ne put être créé, comme prévu, à l’Opéra-Comique, en 1914, suite au déclenchement de la Première Guerre mondiale, qui interrompit définitivement les répétitions de La Ville morte.

L’ouvrage, reconstitué, une première fois, à partir d’un piano-chant, et révélé, en 2005, par l’Accademia Musicale Chigiana de Sienne, dans une orchestration de Mauro Bonifacio, n’avait connu, jusque-là, qu’une production semi-scénique, à Göteborg, en 2020.

Pour cette troisième proposition, le Greek National Opera s’est associé avec la compagnie américaine Catapult Opera, qui en a commandé une nouvelle orchestration – réalisée par Joseph Stillwell et Stefan Cwik, sous la supervision de David Conte (né en 1955), un des derniers élèves de Nadia Boulanger –, et qui reprendra La Ville morte, en avril prochain, à New York.

Le livret, adapté par Gabriele D’Annunzio d’une de ses pièces, n’a rien à voir avec l’opéra homonyme d’Erich Wolfgang Korngold (Die tote Stadt, 1920). Il met en scène quatre personnages : un archéologue, Léonard, immergé dans les fouilles des tombes royales de Mycènes, sa sœur Hébé, et un couple de leurs amis, Alexandre et sa femme Anne.

Alexandre tombe amoureux d’Hébé, mais Léonard est rongé par un désir incestueux pour la jeune fille. Afin de ne pas la souiller, il finira par l’assassiner dans un accès de folie et de jalousie. Anne, aveugle, suite à un accident, est le témoin « clairvoyant » de ce drame, dont elle ressent toutes les tensions.

La poétique du texte, certaines images, voire certaines formules typiquement symbolistes, rappellent, parfois à s’y méprendre, celles d’un Maeterlinck. Mais l’argument nous rapproche nettement plus du théâtre psychologique d’un Ibsen, voire même d’un certain naturalisme.

Sur cette base, Nadia Boulanger et Raoul Pugno ont composé une musique très post-debussyste, où se fait régulièrement sentir l’influence de Pelléas et Mélisande, avec un sens mélodique d’une belle venue, une déclamation chantée sans monotonie. Quelques scènes d’un lyrisme convaincant – le duo amoureux entre Hébé et Alexandre, le monologue de la jeune fille, qui pressent sa propre mort, ou celui, tourmenté, de Léonard s’apprêtant à la tuer –, auxquelles s’ajoutent de très beaux interludes, ornent cette tragédie en quatre actes.

Si les ensembles y sont rares – deux duos, en tout et pour tout –, le sens du drame est palpable, tout au long de l’œuvre, notamment dans l’orchestration, très réussie, pour un petit ensemble, réunissant un quintette à cordes, cinq instruments à vent et un piano, d’une modernité qui n’outrepasse pas les limites de l’acceptable, tout en offrant une tonalité originale et des coloris chatoyants.

Dès lors, on reste un peu frustré par le spectacle de la réalisatice américaine Robin Guarino, peinant à créer le climat « décadent » qu’appelle la musique. Le dispositif, assez brut, figurant vaguement une pièce en huis clos, où toute l’action se déroule, les drapés au sol, et même le grand velum, au fond, où des projections, peu déchiffrables, sont censées approfondir l’arrière-plan des différentes scènes… Tout cela reste bien trivial.

Il faut toute la conviction des interprètes pour nous emmener dans l’univers de cette « ville morte », où sont évoquées les fouilles et les découvertes de l’archéologue Heinrich Schliemann, en particulier les fameux masques d’or mycéniens, conservés, justement, à Athènes (National Archaelogical Museum), et qui avaient stimulé l’imagination de D’Annunzio.

Aucun francophone ne figurant dans la distribution, entièrement américaine, la diction et la compréhension du texte s’en ressentent beaucoup, ce qui enlève un peu d’immédiateté à la perception de l’œuvre. D’autant plus que la présence de l’ensemble instrumental sur le plateau ne favorise pas la balance, obligeant les chanteurs à forcer, surtout dans les deux premiers actes.

On retiendra, surtout, les deux figures féminines : l’Hébé délicate et sensible de Melissa Harvey, au timbre clair de soprano lyrique ; et l’Anne de la mezzo Laurie Rubin, la seule dont l’articulation soit parfaitement intelligible, et dont on découvre, au final, que la cécité n’était pas feinte – ce qui, sans doute, renforce la crédibilité de son personnage.

Du côté masculin, le Léonard tourmenté de Joshua Dennis possède un ténor puissant, mais qui paraît toujours un peu poussé, pour rendre l’état de fébrilité et d’anxiété du rôle. Il manque, de même, au baryton Jorell Williams les nuances que réclamerait la vocalité d’Alexandre.

Le meilleur est à trouver chez l’ensemble instrumental, dirigé, avec beaucoup de finesse, par le chef américain Neal Goren, fondateur et directeur artistique de la compagnie Catapult Opera.

Si l’œuvre mérite d’être redécouverte et, dans cette version de chambre, de trouver sa place au répertoire des petites scènes, il lui faudrait plus de lustre visuel et un meilleur dispositif pour convaincre pleinement.

ALFRED CARON

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