Opéra, 15 octobre
Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’Opéra de Lausanne n’avait jamais affiché Guillaume Tell, titre on ne peut plus symbolique de la lutte des cantons helvétiques pour leur indépendance, au XIVe siècle. Peut-être ses précédents directeurs avaient-ils reculé devant les proportions imposantes de l’ultime chef-d’œuvre de Rossini, conçu pour la vaste Salle Le Peletier (1 800 places), où l’Opéra de Paris avait alors ses quartiers, et pas vraiment adapté à un théâtre de 962 sièges.
Claude Cortese, nouveau directeur de la maison, n’a pas reculé devant l’obstacle et il a eu raison. Certes, la fosse donne souvent l’impression de sonner trop fort, mais on ne peut que saluer la qualité de l’Orchestre de Chambre de Lausanne, dans une forme retrouvée, après son décevant Nabucco de fin de saison dernière (voir O. M. n° 204 p. 69 de septembre 2024). Surtout, on apprécie la flamme et la sensibilité, dont Francesco Lanzillotta fait preuve au pupitre.
La distribution est dominée par un Jean-Sébastien Bou parvenu, à 52 ans, au faîte de ses moyens. Comme nous avions pu nous en rendre compte, en Grand Prêtre dans Samson et Dalila, à Strasbourg, en 2020, le baryton clair des débuts s’est mué en une grande voix dramatique, à l’émission franche, au souffle long, au grave nourri et à l’aigu extraordinairement facile. Avec le concours d’une diction nette et expressive, d’un phrasé riche en nuances et d’un jeu puissamment engagé, se dégage l’un des portraits de Guillaume Tell les plus accomplis de ces quarante dernières années.
N’était un français moins compréhensible, malgré de réels efforts, Olga Kulchynska, toujours aussi belle en scène, se hisserait sur les mêmes cimes en Mathilde. Depuis que nous l’avions repérée, en 2016, au Concours « Operalia », la soprano ukrainienne, sans rien perdre de sa richesse de timbre, ni de sa virtuosité et de sa capacité d’émotion, a gagné en rondeur et en projection, dans le médium et le grave. Du coup, son meurtrier air de l’acte III (« Pour notre amour plus d’espérance ») devient presque une promenade de santé.
Le cas de Julien Dran, en débuts dans l’ouvrage, comme Jean-Sébastien Bou et Olga Kulchynska, est plus complexe. Disposant de moins de ressources de puissance que ses deux partenaires, le ténor français est celui qui souffre le plus des moments où l’orchestre se déchaîne. Il lui faut alors forcer son magnifique instrument qui s’est, là encore, développé exactement dans la direction souhaitée.
Dommage car, pour le reste, son Arnold frise l’idéal : clarté et séduction du timbre, diction de rêve, élégance du port, musicalité suprême, sans oublier de percutants si aigus et contre-ut. Julien Dran a, sans doute, eu raison de tenter l’aventure, mais nous ne saurions trop lui conseiller de se tenir, désormais, à l’écart de Guillaume Tell, du moins dans l’immédiat.
Le reste de la distribution accuse une seule faiblesse : Luigi De Donato, Gesler trémulant, de surcroît affligé d’un accent italien gênant, surtout dans cet entourage presque exclusivement francophone. Elisabeth Boudreault est un régal en Jemmy : récupérant son air du III, quasiment toujours coupé (« Ah ! que ton âme se rassure »), la soprano canadienne rayonne, tant sur le plan vocal que scénique. Complétant la distribution féminine, Géraldine Chauvet se distingue en Hedwige, en particulier dans le splendide trio avec Mathilde et Jemmy, au IV (« Je rends à votre amour un fils digne de vous »).
Frédéric Caton n’est pas le Melcthal, ni le Walter Furst, le plus marquant dont nous ayons gardé le souvenir, mais il demeure digne. Sahy Ratia offre un Ruodi miraculeux de poésie et d’aisance, avec un superbe contre-ut en voix mixte, dans son bref « Accours dans ma nacelle » du I. Jean Miannay chante très bien en Rodolphe et Marc Scoffoni ne fait qu’une bouchée de Leuthold.
En regard d’une telle réussite vocale et orchestrale, les faiblesses de la nouvelle production de Bruno Ravella passent au second plan. Constitué de trois cadres de scène gris successifs, le décor, totalement neutre (les troncs d’arbres, aux branches dépouillées de leurs feuilles, du II ; le ciel nuageux et le sol rocheux du IV), et les costumes, plutôt atemporels, mais renvoyant surtout à la période actuelle, pourraient servir dans une cinquantaine d’autres opéras du répertoire. Quant à la direction d’acteurs, elle a le mérite d’exister, mais n’échappe jamais à la convention. Il reste, alors, les références aux toiles du peintre suisse Ferdinand Hodler (1853-1918), qui n’apportent strictement rien.
Guillaume Tell, c’est sûr, mérite mieux sur le plan visuel. Ce qui ne nous pas empêché de passer une excellente soirée, à l’instar d’un public visiblement ravi.
RICHARD MARTET