Nationaltheater, 13 mars
Attendions-nous trop de Stefan Herheim dans Peter Grimes, après ses formidables Parsifal (Bayreuth, 2008), Die Meistersinger von Nürnberg (Salzbourg, 2013, puis Paris, 2016) ou La Cenerentola (Lyon, 2017) ? Le choc éprouvé à Madrid, au printemps 2021 (voir O. M. n° 174 p. 49 de juillet-août), devant la mise en scène du premier chef-d’œuvre de Britten par Deborah Warner nous a-t-il rendu trop exigeant ? Toujours est-il que cette réalisation munichoise nous a laissé sur notre faim.
La production, pourtant, ne manque pas d’atouts qui, à défaut de la rendre inoubliable, en feront un bon spectacle de répertoire – ce qui n’a rien de négligeable dans une maison comme le Bayerische Staatsoper. D’emblée, on est ainsi frappé par la virtuosité du dispositif, l’une des marques de fabrique de Stefan Herheim, quel que soit le décorateur avec lequel il fait équipe.
L’opéra commence dans une salle en bois gris, au plafond bas et voûté, avec une fenêtre laissant entrer la lumière et, au fond, une estrade fermée par un rideau bleu. Les accusateurs sont assis devant le rideau, qui s’écarte, pendant le premier interlude, pour servir à des projections de ciel nuageux, mer, rochers… Soudain, l’estrade s’enfonce dans les dessous, la voûte se disloque et s’avance vers le proscenium en gagnant de la hauteur, symbolisant, de manière spectaculaire, le passage d’un lieu clos à un espace plus ouvert.
Ensuite, avec le concours d’un deuxième rideau bleu, celui-là occupant toute la largeur du plateau, Stefan Herheim et Silke Bauer séparent habilement tableaux intimes et scènes de foule. Le petit rideau devient rouge pour le pub d’Auntie, tout en accompagnant l’un des fils conducteurs de la démarche : le recours au principe bien connu du « théâtre dans le théâtre ». Pendant le quatrième interlude, les villageois s’assoient ainsi sur des bancs, face à l’estrade, puis assistent à une « représentation » de la scène où Grimes houspille l’apprenti, pour qu’il endosse ses vêtements de pêcheur.
Et c’est à partir de là que le spectateur décroche. Hésitant depuis le début entre illustration littérale du livret et prise de distance, entre réalisme et onirisme, la production se disperse, au lieu de se concentrer. La beuverie et la chasse à l’homme déclenchée par les villageois ne font pas peur, comme avec Deborah Warner, et la fin, aussi bien réalisée soit-elle (filant la métaphore du « théâtre dans le théâtre », Swallow et Horace Adams referment le rideau de scène du Nationaltheater), n’émeut pas.
Du coup, rétrospectivement, l’œil attache de l’importance à tout ce qui n’a pas fonctionné jusque-là : idées intéressantes, mais laissées à l’état d’idées (Grimes et Balstrode habillés de la même manière, Grimes réclamant de l’aide, pour tirer au bout d’une corde un énorme vaisseau de bois, évoquant explicitement celui de Der fliegende Holländer) ; maniérismes (le trop joli ballet de poissons, projeté pendant « Old Joe has gone fishing », qui ne rend pas compte du climat inquiétant de la chanson)…
Dommage, car les lumières de Michael Bauer sont sublimes, et certaines vidéos, évocatrices, comme la splendide tempête du I. La direction d’acteurs, très soignée, aussi bien pour les chœurs (brillantissimes) que pour les solistes, nous vaut l’un des rares moments d’émotion de la soirée : le dernier monologue de Grimes, traité comme une scène de folie d’opéra romantique, avec un Stuart Skelton extraordinairement investi sur le plan dramatique.
Le choix du ténor australien n’en soulève pas moins l’éternelle question de la pertinence de distribuer un Tristan et un Siegmund dans le rôle-titre. Tant que la voix conserve les capacités d’allégement nécessaires aux passages les plus aigus, il n’y a aucun problème. Mais ce n’est plus le cas de celle de Stuart Skelton (54 ans), qui plafonne dans « Now the great Bear and Pleiades » et manque se casser dans « Fruit in the garden, children by the shore ».
Le reste de la distribution n’appelle aucune réserve, avec une mention pour le remarquable Balstrode de Christopher Purves (remplaçant au pied levé Iain Paterson), l’épatant Swallow de Brindley Sherratt et, surtout, l’Ellen Orford de Rachel Willis-Sorensen. Aussi à l’aise dans Britten que dans Mozart, Verdi, Wagner et Meyerbeer, la soprano américaine écrase ses partenaires par la splendeur de ses moyens (quelle puissance dans l’aigu !) et le rayonnement de sa personnalité. Sauf au II, quand Claudia Mahnke, Lindsay Ohse et Emily Pogorelc unissent leurs voix à la sienne pour un miraculeux quatuor.
Edward Gardner chauffe à blanc un Bayerisches Staatsorchester dans une forme somptueuse, en tirant tout le parti possible de l’acoustique du Nationaltheater. L’auditeur se laisse emporter par un flux sonore irrésistible, en se demandant, quand même, si certains passages ne mériteraient pas un zeste d’introspection supplémentaire.
RICHARD MARTET