Teatro Donizetti, 19 novembre
Troisième spectacle du Festival, Alfredo il Grande a connu, ce 19 novembre, sa première exécution moderne, dans le cadre du projet #Donizetti200, qui consiste à jouer, lors de chaque édition, un opéra composé, exactement, deux siècles plus tôt.
Cette partition, avec laquelle le compositeur de 25 ans fit ses débuts au San Carlo de Naples, le 2 juillet 1823, en signant son premier grand « opera seria », n’était connue, au disque, qu’à travers deux extraits, qui plus est au sein de récitals séparés, parus chez Opera Rara : l’air d’entrée d’Alfredo, gravé par Bruce Ford, et le rondo final d’Amalia, par Della Jones – deux scènes, d’ailleurs, éminemment rossiniennes.
La surprise a été de découvrir une œuvre dont la musique, malgré un livret laborieux, sans tension dramatique et accumulant les lieux communs, est d’une inspiration constante, le grand Donizetti à venir pointant plus d’une fois, même si est manifeste sa dette, tant envers Mayr, son ancien professeur, auteur, en 1819, d’un opéra homonyme, qu’envers Rossini. Trois chanteurs de la création étaient, précisément, d’éminents interprètes de ce dernier, à commencer par l’illustre ténor Andrea Nozzari (Alfredo), mais aussi la basse Michele Benedetti (Atkins) et la soprano Elisabetta Ferron (Amalia).
Cette recréation, dans une nouvelle édition critique d’Edoardo Cavalli, affichait un cahier des charges important, s’agissant d’une œuvre mal-aimée et peu dramatique, en version semi-scénique, vu l’incapacité du Chœur de la Radio Hongroise à chanter par cœur, et avec la présence d’un écran géant en fond, servant pour Il diluvio universale !
Autant de contraintes que Stefano Simone Pintor a su exploiter au mieux, en présentant, finalement, le spectacle le plus satisfaisant du Festival. Certes, le public n’ayant aucune attente sur l’histoire, le metteur en scène italien a pu, à sa guise, réorganiser la narration.
Si c’est sa victoire sur l’envahisseur danois qui lui valut le surnom de « le Grand », Alfred (v. 849-899), roi du Wessex, puis des Anglo-Saxons, à partir de 886, fut aussi un homme de culture, qui réorganisa l’administration du pays et diffusa le christianisme, fit ouvrir des écoles et traduisit, lui-même, des textes latins – il a d’ailleurs, aussi, fait l’objet d’un « masque » de Thomas Arne (dont est extrait le fameux Rule Britannia !).
D’où l’idée de Stefano Simone Pintor de ne pas mettre au centre les affrontements guerriers, mais de présenter ces hauts faits comme une chanson de geste, avec une omniprésence de livres sur scène. Les vidéos projetées en fond montrent, non seulement des images de conflits, récents ou passés, de bibliothèques brûlées, et même l’invasion du Capitole américain, avec ce fanatique coiffé d’un casque viking, mais aussi des reproductions d’enluminures ou de personnages stylisés, qui donnent au récit des allures de bande dessinée. Si le message est clair – la culture est le meilleur bouclier contre la barbarie –, il est délivré sans dogmatisme, et avec le sourire.
D’autant que le spectacle commence comme un concert, en costumes contemporains, le chœur chantant partition en main. De façon très plaisante, leurs classeurs deviennent parfois boucliers, et se revêtent de croix de saint Georges, ou d’insignes danois – hautement anachroniques ! –, au gré des nations incarnées. De même, les solistes se parent, peu à peu, d’accessoires historiques, jusqu’au tableau final, avec manteaux et couronnes.
À cette habile et intelligente version semi-scénique répond la direction inspirée de Corrado Rovaris, remarquable de précision et de théâtralité, avec un équilibre parfait entre la fosse et le plateau, une impeccable mise en place dans les difficiles ensembles – magnifique finale du I, très développé, splendide quintette du II, sans oublier le rondo final d’Amalia –, une façon de respirer constamment avec les chanteurs, tout en sachant laisser s’épanouir les soli instrumentaux. L’orchestre et le chœur s’en trouvent galvanisés, au même titre qu’un plateau sans faille.
Antonino Siragusa affronte Alfredo, avec un aigu brillant, des coloratures énergiques et un cantabile soutenu dans les airs lents. Certes, faute d’être un vrai baritenore, il possède un grave parfois un peu faible, mais l’incarnation, tant musicale que théâtrale, convainc. Adolfo Corrado prête à Atkins, le chef des Danois, sa basse profonde et généreuse, qui sait aussi se faire caressante.
Enfin, après un début prudent, Gilda Fiume s’affirme comme une Amalia de grande classe. Soprano lyrique brillant, à la voix longue et virtuose, elle ne se laisse effrayer, ni par un cantabile infini, ni par les trilles, ni par la coloratura di forza, ni par les aigus dominant le chœur, qui font de sa scène finale le sommet de la soirée.
Dans les seconds rôles, on apprécie le ténor percutant d’Antonio Gares, en Guglielmo, le baryton énergique de Lodovico Filippo Ravizza, en Eduardo, et le mezzo sensible de Valeria Girardello, en Enrichetta.
La divine surprise d’un festival qui, plus que jamais, entend se montrer « actuel », en donnant l’impression de chercher à cocher toutes les cases des préoccupations, notamment sociétales, du moment – quitte à faire un peu violence aux œuvres. Mais, si bonnes soient les intentions qui président à ces choix, coller, de façon aussi volontariste et directe, à l’air du temps est-il forcément la voie artistiquement le plus féconde pour l’opéra ?
THIERRY GUYENNE