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La Dame de pique irrite, interroge et séduit à Lyon

01/04/2024
Elena Zaremba (La Comtesse) et Elena Guseva (Lisa). © Jean-Louis Fernandez

Opéra, 16 mars

« Rebattre les cartes », acte II. Le thème est aisé à mettre en valeur dans La Dame de pique : les cartes y sont le fil rouge de l’obsession fantasmatique d’Hermann, et l’instrument réel de sa décadence morale et de sa triste fin. Mais le sens de l’expression est, ici, à prendre autrement : pas question de jouer la fidélité à la machine parfaite de Pouchkine, si bien adaptée par Modeste Tchaïkovski, le frère cadet du compositeur, qui irrite les metteurs en scène en mal de nouveauté.

Timofeï Kouliabine ne se contente pas de transporter l’action à l’époque de Boris Eltsine, président de la Russie, entre 1991 et 1999, en créant forcément quelques hiatus historiques. Il entend raconter l’histoire en modifiant les comportements de certains personnages, parfois radicalement.

Voici la Comtesse identifiée à la guérisseuse et cartomancienne Juna Davitashvili (1949-2015), incontournable personnalité mystique de la Perestroïka. Figure dominatrice, aussi, qui organise, ici, la cérémonie d’hommage à un héros défunt de la Russie d’alors – mais comment ne pas penser à Alexeï Navalny, disparu un mois plus tôt ? Hommage qui tient lieu de premier tableau, sans Jardin d’Été, mais avec, sur la scène, un petit théâtre, tandis qu’en coulisses, le soldat Hermann, clone d’un Wozzeck délirant, est en pleine crise, sous l’œil goguenard de ses supérieurs.

Contraste : un changement de décor plus tard (ils seront nombreux, et fastidieux de longueur et de bruits), la chambre plus classique de Lisa, jouxtant le boudoir de la Comtesse, montre les écervelées du régime, et l’emprise inflexible de la vieille dame qui, à la fête (retour au théâtre ), aura le double rôle de Comtesse et d’Impératrice.

Mais c’est à l’acte suivant que les choses tournent à faux : en jouant des présences silencieuses en scène, Timofeï Kouliabine, contournant le livret, fait de Lisa la complice active d’Hermann, et inverse le jeu des culpabilités, en faisant mourir la Comtesse avant même l’apparition du soldat, qui interroge une morte, que la jeune femme s’empresse de délester de ses somptueux bijoux, avant de fuir. On la comprend.

C’est qu’on lui propose d’épouser un homosexuel caché, qui drague un serviteur à la fête, et qu’on retrouve, raccompagnant sa conquête, dans la triste gare, qui tient lieu de quai sur la Neva, d’où Lisa partira, consciente de la folie de son amant, pour une destination inconnue. Pourquoi plonger, quand on est, enfin, riche et libre ?

Plus fort encore, c’est Eletski qui, vainqueur aux cartes, recevra la balle mortelle d’Hermann, qui disparaîtra sous une table. Il y a là un maître metteur en scène, pour composer un spectacle captivant, saisissant, qui nous parle d’hier et d’aujourd’hui, en Russie éternelle. Mais on reste convaincu que, sans ces détournements, il eût été aussi puissant… et moins « mode ».

C’est d’autant plus irritant que, sur le plan musical, on atteint des sommets, avec l’Orchestre de l’Opéra de Lyon et Daniele Rustioni, plus brillants, plus passionnants encore que la veille. Car, ici, le dramatisme de la battue, le mordant des attaques, les coloris sombres, mais pleins d’éclat, les raucités, les excès, se marient à un sens très italien du rubato, séduisant en diable, pour produire un récit aussi contrasté que dynamique, jusque dans le pastiche mozartien.

Ainsi menée, cravachée, portée, animée, l’équipe vocale, mélangeant – cela a, aujourd’hui, plus que du sens – russes, biélorusse, moldave, ukrainienne et membres des magnifiques Chœurs de l’Opéra de Lyon, est formidable. Seul bémol, l’instrument de Dmitry Golovnin, bien peu avenant, mais dont le dramatisme inné renforce le jeu d’acteur, halluciné : son Hermann vous saisit et ne vous lâche pas.

La Lisa d’Elena Guseva est superbe, attachante, prenante. La Comtesse d’Elena Zaremba, universellement fêtée, reste d’une autorité sans faille, et d’une voix impressionnante. L’Eletski de Konstantin Shushakov a le charme requis, et du mystère, et la Pauline d’Olga Syniakova, du rentre-dedans.

On a été irrité, mais aussi diablement interrogé, et surtout réellement séduit.

PIERRE FLINOIS

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