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Karine Deshayes, Selika souveraine à Marseille

02/11/2023
Karine Deshayes (Sélika). © Christian Dresse

Opéra, 10 octobre

Comment ne pas se réjouir de revoir L’Africaine à l’Opéra de Marseille, qui ne l’avait plus jouée depuis 1964 (en scène) et 1992 (en concert), avec, de surcroît, une distribution entièrement francophone ? Le testament opératique de Meyerbeer, pilier du répertoire international, jusqu’à la Première Guerre mondiale, est devenu une telle rareté que chacune de ses reprises justifie le voyage. Ensuite, tout dépend des moyens mis en œuvre pour le défendre, à commencer par le choix de l’édition.

Meyerbeer est mort, on le sait, avant que son « grand opéra » en cinq actes, alors baptisé Vasco de Gama, n’entre en répétitions. Il est probable qu’il aurait opéré des coupures et ajouts dans les quelque quatre heures et quinze minutes de musique composées, mais rien n’indique à quel endroit il serait intervenu. C’est un autre qui a manié les ciseaux, le célèbre François-Joseph Fétis (celui de la Biographie universelle des musiciens), dans la perspective de la création, à l’Opéra de Paris (Salle Le Peletier), le 28 avril 1865, sous le titre L’Africaine.

Au moment du choix, chefs d’orchestre, metteurs en scène et directeurs de théâtre ont, aujourd’hui, deux matériaux à leur disposition : le Vasco de Gama original, dans l’édition critique de Jürgen Schläder, enregistré sur le vif, à Chemnitz, en 2013, et diffusé sous étiquette CPO (voir O. M. n° 102 p. 70 de janvier 2015) ; et L’Africaine de Fétis, publiée à l’origine chez Brandus. Matériaux que, presque toujours, ils charcutent sans vergogne et, surtout, sans aucun souci de cohérence dramatique et musicale.

En 2015, le Deutsche Oper de Berlin, osant le Vasco de Gama intégral, avait trouvé le moyen d’en enlever trente-cinq minutes de musique, l’Opéra de Francfort ne résistant pas, non plus, à quelques ablations, en 2018. L’Opéra de Marseille – comme l’Opéra National du Rhin, en 2004, et la Fenice de Venise, en 2013 – a opté pour L’Africaine de Fétis, mais en y pratiquant de telles coupures que la partition, déjà imparfaite après les coups de ciseaux de son auteur, paraît invraisemblablement bancale. Sans même parler de tous les magnifiques passages qui passent à la trappe, on s’irrite des « trous » dans le déroulement de l’intrigue, qui la rendent souvent incompréhensible.

Combien de fois faudra-t-il répéter que couper dans un « grand opéra » le déséquilibre, le rendant donc plus difficile d’accès, voire indigeste, pour le spectateur ? Surtout quand il s’agit de Vasco de Gama/L’Africaine, où Meyerbeer expérimente, davantage que dans ses précédentes créations, une sorte de récitatif continu qu’on ne doit, justement, pas interrompre !

Nader Abbassi, au pupitre d’un bon Orchestre de l’Opéra de Marseille, n’a pas la tâche facile. Car, appelé à remplacer Roberto Rizzi Brignoli, un mois avant les représentations, ce n’est pas lui qui a pratiqué, ni même cautionné, le charcutage. Faisant de nécessité vertu, il conduit le navire à bon port, sans fulgurances particulières, mais avec un solide métier.

La mise en scène de Charles Roubaud tient davantage de la mise en espace, mâtinée de concert en costumes. Les décors d’Emmanuelle Favre sont spartiates : des parois évoquant du marbre blanc, veiné de beige, au I ; un immense cadre suspendu dans les cintres, s’abaissant vers le plateau, pour les II, IV et V, avec l’ajout de projections de ciel nocturne ou de temple hindou ; et, pour le III, censé être le plus spectaculaire, avec son naufrage, une vidéo, maladroitement réalisée, de cieux et flots en furie.

Les costumes renvoient à toutes les époques : Inès en espèce de saharienne, Vasco en veste, culottes et chemise noires (on dirait Dick Johnson/Ramerrez dans La fanciulla del West !), Sélika dans un pyjama orangé, peu seyant, puis dans une robe bouton d’or, mieux venue. Quant au Chœur de l’Opéra de Marseille, par ailleurs valeureux vocalement, il semble tout droit sorti, au IV, d’une mise en scène kitsch des Pêcheurs de perles.

Victimes des coupures et d’une direction d’acteurs conventionnelle, les quatre chanteurs principaux tirent inégalement leur épingle du jeu. Hélène Carpentier est celle qui souffre le plus, incapable de caractériser le personnage d’Inès, vu ce qu’il lui reste de musique, et handicapée par une voix qui n’est pas celle du rôle (il faut ici une grande virtuose d’école belcantiste, type Jessica Pratt, à Venise).

Florian Laconi, avec un aigu forte percutant, est très à l’aise dans les élans héroïques de Vasco. Les passages de douceur, en revanche, trahissent une intonation régulièrement trop basse. On lui préfère le formidable Nélusko de Jérôme Boutillier qui, il est vrai, est le plus épargné par les coups de ciseaux. Créé par le célèbre Jean-Baptiste Faure, comme Posa (Don Carlos) et Hamlet, le rôle s’inscrit à la perfection dans les cordes du baryton français, saisissant d’arrogance dans l’émission, de nuances dans le phrasé et de charisme scénique.

Les seconds plans sont globalement à la hauteur, même si Cyril Rovery sonne un peu trop trémulant, dans le Grand Prêtre de Brahma. On en détachera l’impeccable Don Alvar de Christophe Berry et le puissant Grand Inquisiteur de Jean-Vincent Blot, qui s’expriment, de surcroît, comme tous leurs partenaires, dans un français parfaitement intelligible.

Karine Deshayes, enfin, est souveraine dans un emploi typique de « falcon ». La voix, homogène sur toute l’étendue du registre, se déploie dans un aigu rayonnant et un grave naturellement nourri. Le chant, surtout, émeut constamment, grâce à la beauté du timbre et à un sens raffiné du clair-obscur. Dommage que les coupures défigurent à ce point le rôle de Sélika, que l’artiste mériterait de retrouver dans un contexte plus favorable.

RICHARD MARTET

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