Grand Théâtre, 22 janvier
En février 2019, dans le village de Kabwe, situé au sud de la République démocratique du Congo, un bus scolaire est percuté par un camion-citerne, rempli d’acide sulfurique. Il se répand sur les corps des blessés, sur les champs, dans les rivières. On compte plus de vingt morts.
Cet acide sert à traiter l’or, le cuivre, le diamant, tous extraits des mines, qui se trouvent en abondance dans la région. Il représente le symbole de l’injustice commise par le plus fort – Glencore, une multinationale installée en Suisse – sur les plus faibles – des paysans congolais déracinés. L’indemnisation des victimes est dérisoire, les juges sont corrompus, le flou de la législation internationale fait le reste.
C’est à partir de ce drame qu’Hèctor Parra (né en 1966) a imaginé Justice, que vient de créer le Grand Théâtre de Genève. Un opéra ? Il ne s’agit pas ici d’une histoire racontée par le chant et le théâtre réunis, mais d’une espèce de rituel qui tient, à la fois, du constat et du procès, ou plutôt de l’absence d’un procès, qui semble ne jamais s’annoncer.
Le compositeur espagnol a travaillé avec l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila, qui vit aujourd’hui à Graz, en Autriche. Son livret, en français, d’après un scénario de Milo Rau, le metteur en scène suisse de Justice, reprend les péripéties du drame, au fil de cinq actes. L’auteur vient, lui-même, présenter son texte sur scène. Et c’est là que l’incertitude surgit : où commence la représentation ? Quel besoin le librettiste a-t-il d’être présent devant nous, à la fois narrateur et procureur ?
Les chanteurs, eux aussi, sont présentés, un à un, en vantant leurs qualités extramusicales. Ainsi, telle interprète est née d’une mère africaine et d’un père européen ; elle peut donc incarner, au mieux, la Femme du Directeur, écartelée par des sentiments contradictoires. À force d’insister sur la prétendue légitimité des uns et des autres, la part de la fiction s’éloigne. Ne reste qu’un plaidoyer humanitaire, certes sincère, mais qui perd de sa force d’œuvre d’art.
La musique d’Hèctor Parra se glisse, tant bien que mal, dans cette « mise en abyme » bancale. Tantôt, elle se déchaîne sous forme d’ostinatos, de crescendos, de notes tenues à grand fracas ; tantôt, elle se fait discrète, pour laisser place aux protagonistes, lesquels s’expriment en parlant – ils sont alors amplifiés – ou en chantant une espèce de récitatif, ponctué d’airs sans grand relief. Le moment le plus émouvant est, peut-être, la chanson en swahili, entonnée par l’Enfant mort.
Plutôt que l’Orchestre de la Suisse Romande, d’ailleurs dirigé avec maîtrise par Titus Engel, on aurait préféré un petit ensemble, accentuant la confidence, le récit de la douleur, et mettant en valeur les inspirations africaines, dont est semée la musique. Et ce ne sont pas quelques phrases de guitare, octroyées à Kojack Kossakamvwe, qui peuvent aider à nous situer ailleurs que dans le confort de la grande formation symphonique.
Si l’on oublie le ténor Peter Tantsits, qui vocifère son Directeur, les interprètes s’en sortent avec bonheur. La mezzo Idunnu Münch et la soprano Lauren Michelle font preuve d’une belle sensibilité ; quant à Katarina Bradic, dans le rôle du Chauffard, elle chante avec violence des vérités gênantes – la part de l’alcool, le fait que personne ne veuille conduire les camions, la haine de l’Afrique dans le cœur de certains. Les barytons-basses Willard White et Simon Shibambu, pour leur part, incarnent des figures religieuses désarmées.
Deux de ses membres se détachent, toutefois, de la distribution : Axelle Fanyo, au timbre moiré, et à la diction implacable ; et Serge Kakudji, qui passe de la voix parlée à la voix de tête, avec une aisance confondante. On regrette que Justice ne fasse pas davantage entendre cette soprano et ce contre-ténor, dont le talent, mieux exploité, aurait pu donner une tout autre ampleur à l’ouvrage.
Le spectacle de Milo Rau, qui a, précédemment, signé le film Le Tribunal sur le Congo (2017), est assez paresseux. La scénographie représente, au fond, un camion-citerne renversé, devant lequel gisent des vêtements épars et des corps. Côté cour, les protagonistes sont assis autour d’une table et préparent un dîner de charité, annonçant l’ouverture d’une école. Ils se lèvent, les uns après les autres, ou par deux, ou trois, et viennent, à jardin, donner leur version du drame.
Les victimes, qui ne sont pas conviées au banquet, se contentent d’entrer par les coulisses. Au fond, sur un écran, des images, en grande partie réelles – tournées sur place, avec des survivants, ou puisées dans l’actualité –, ajoutent à la confusion entre la fiction et le reportage.
À chercher à confondre la scène d’un théâtre avec un tribunal en devenir, Justice n’évite pas l’écueil de la démonstration, qu’une musique se voulant spectaculaire ne parvient pas à rendre bouleversante.
CHRISTIAN WASSELIN