Opéra, 15 mars
« J’ai l’envie de couper la tête à tous les coqs, pour les empêcher d’appeler l’aurore », chante l’amoureux Janik dans Le Journal d’un disparu de Leos Janacek. C’est sans doute la raison d’insolites images intermittentes, projetées en fond de scène : un superbe coq, au plumage noir ébouriffé, auquel on tranche la gorge, allongé et bloqué sur un billot. L’apport du vidéaste américain Joshua Higgason se limite à ces brefs inserts : une parcimonie qui semble le mot d’ordre de l’ensemble de cette nouvelle production.
Un décor simple, composé de trois surfaces colorées (rouge, orange et rose fuchsia), une scénographie qui, le plus souvent, maintient les acteurs – trois solistes vocaux, sept danseurs, continuellement présents – assis sur des chaises, disposées en demi-cercle… « Il est beaucoup plus intéressant de laisser les spectateurs s’inventer leurs histoires plutôt que de leur imposer mes propres vues », nous avertit le metteur en scène américain Daniel Fish.
Ici, pas d’action, tout se raconte. Janik, le jeune fermier du Journal d’un disparu, narre, en une succession d’émois laconiques, sa passion éperdue pour la tsigane Zefka, laquelle n’intervient que brièvement. Dans El amor brujo (L’Amour sorcier) de Manuel de Falla, enchaîné sans entracte, le relais est pris par les invocations et sortilèges de la gitane Candela.
L’association de ces deux soliloques amoureux, composés à très peu de temps d’intervalle, mais stylistiquement disparates, est une sorte de défi proposé par Alain Perroux, directeur général de l’Opéra National du Rhin, dans le cadre de l’édition 2022 du Festival« Arsmondo », dédié, chaque printemps, à un pays (Japon, Argentine, Inde, Liban) et consacré, cette année, de façon plus transversale, à la culture tsigane.
En mélangeant les chanteurs des deux ouvrages et en leur retirant toute individualité physique (pour tous, de banales tenues de ville modernes), en jouant sur l’ambiguïté de genre d’une troupe de sept danseurs masculins, souvent vêtus de robes noires, dont les volants et les châles rappellent les plumes du volatile égorgé, à l’arrière-plan, Daniel Fish propose un spectacle qui fait du sur-place, mais tout en se consumant, en se rongeant intérieurement, voire en trépignant.
Moins subtilement présenté, le résultat, étrange, pourrait se révéler ennuyeux. Mais il y a le génial dispositif de Paul Steinberg, qui nous immerge dans un univers aux fortes vibrations colorées, proche des toiles de Francis Bacon, la chorégraphie tout en cambrures de Manuel Liñan, et, bien sûr, l’impact de partitions musicales rudes, au fort enracinement dans un terroir authentique et sublimé.
Pour mieux équilibrer les deux parties, on a commandé à Arthur Lavandier une nouvelle orchestration du Journal d’un disparu, pour le même effectif de chambre que la version originale d’El amor brujo. Ce qui, malheureusement, banalise Janacek sous trop de rutilances et de sonorités variées. Le chef polonais Lukasz Borowicz paraît plus à l’aise dans Falla, du moins quand les claquements de pieds d’une danse très irriguée de flamenco ne font pas trop concurrence aux timbres de l’Orchestre Symphonique de Mulhouse.
Même continuellement assis, le ténor danois Magnus Vigilius incarne Janik avec une notable fougue, ce qui soumet son émission à quelques tensions dangereuses, face à la mezzo-soprano gabonaise Adriana Bignagni Lesca en Zefka. Des raucités qui sont, en revanche, au centre de l’arsenal expressif de la cantaora Esperanza Fernandez, dans le rôle de Candela. Un chant flamenco authentique, mais qui nécessite une amplification, long câble et micro, ustensiles quelque peu insolites dans un univers aussi épuré.
LAURENT BARTHEL