Théâtre du Capitole, 22 avril
Entre deux nouvelles productions de Platée et d’Il barbiere di Siviglia, Christophe Ghristi a souhaité programmer une reprise de Jenufa. C’est encore une façon de rendre hommage à Nicolas Joel (1953-2020) qui, en 2004, en avait assuré la mise en scène lorsque, avant lui, il était le directeur artistique du Théâtre du Capitole de Toulouse.
Doit-on redire qu’il s’agit là d’une œuvre majeure dans l’histoire de l’opéra ? Créée à Brno, en 1904, Jenufa annonce les grandes avancées lyriques du XXe siècle. Une œuvre inclassable, cependant, tant elle porte la marque d’un compositeur relativement isolé, âgé de 50 ans, qui évoque dans cette adaptation d’une pièce de Gabriela Preissova ce qu’il connaît bien, la Moravie.
Plus symboliste que romantique, Jenufa est, à la fois, ancrée dans un territoire bien précis et représentative néanmoins des courants de pensée qui, à travers le monde, irriguent alors les lettres et les arts. Cela se traduit parfaitement dans le décor unique du regretté Ezio Frigerio, avec son lourd plafond de pierre et la grande roue du moulin qui, au gré des circonstances, tourne ou s’arrête. Poids des traditions, suite des saisons, rivalités familiales : tout est clair sous nos yeux, grâce aussi à l’efficace direction d’acteurs de Christian Carsten, en charge de cette reprise.
Malgré une avalanche d’annulations, la distribution ne perd rien de sa cohésion. Prévue, elle, dès l’annonce de la saison, Marie-Adeline Henry s’impose dans le rôle-titre qu’elle a, de toute évidence, préparé avec beaucoup de soin. Physiquement déjà, elle est cette jeune femme volontaire et blessée, qui sait aimer, se résigner et, s’il le faut, pardonner. Vocalement, elle parvient à exprimer les sentiments les plus extrêmes, depuis la tendresse pour Steva auquel elle reste attachée jusqu’à la révolte contre un sort injuste. De l’attente amoureuse à l’abattement, du murmure jusqu’au cri, l’interprétation de la soprano française est de celles qui marquent une carrière.
Comment ne pas en dire autant de Catherine Hunold, autre triomphatrice de la soirée ? On oublie vite qu’elle a appris, en seulement quelques semaines, le rôle terrible de Kostelnicka, pour se laisser emporter par cette fougue incroyable qui vous glace le cœur. Par sa voix comme par son jeu, le personnage retrouve son caractère tout à la fois sauvage et pitoyable. Pas de caricature pourtant, ni d’effets exagérément appuyés mais, de bout en bout, une volonté de fer qui va jusqu’au crime.
À côté de ces deux figures impressionnantes, les principaux rôles masculins peuvent sembler un peu effacés. Avec juste ce qu’il faut de différences dans le timbre et dans leur mode d’expression, les ténors Marius Brenciu et Mario Rojas n’en créent pas moins des personnages attachants, qui ne nous cachent rien de leurs faiblesses propres. Dans le reste de la distribution, on note la présence, même fugitive, de Mireille Delunsch, celle, plus marquante, de Cécile Galois, ainsi que celle de Jérôme Boutillier.
Une telle réussite n’aurait pas été possible sans la présence, à la tête de l’Orchestre National du Capitole, de Florian Krumpöck. À Jenufa, chef-d’œuvre étrange dont le souvenir vous poursuit longtemps, le chef autrichien restitue sa fraîcheur et son mystère, sans jamais trop accuser les contrastes, à bonne distance entre le banal fait divers et le grand drame passionnel, au plus près d’une intrigue et d’une musique où la vie tout entière, avec ses tensions, ses traditions et ses paysages, se trouve concentrée.
PIERRE CADARS