La Monnaie, 27 mai
Curieux destin que celui d’Henry VIII. Créé avec succès, le 5 mars 1883, sur la scène de l’Opéra de Paris (Palais Garnier), il y fait une honorable carrière jusqu’en 1919 (quatre-vingt-sept représentations), tout en faisant son entrée à la Scala de Milan, en 1895, puis au Covent Garden de Londres, en 1898. Victime du discrédit jeté sur le genre du « grand opéra », il connaît ensuite une quasi-éclipse (la Monnaie de Bruxelles fait état de reprises, en 1935 et 1953), dont on croit qu’il va enfin sortir, dans les années 1980-1990.
En effet, s’enchaînent alors une nouvelle production au San Diego Opera (1983, 33 tours Legendary Recordings), un concert radiodiffusé au Festival Radio France Occitanie Montpellier (1989) et le spectacle inaugural du Théâtre Impérial de Compiègne (1991, CD Le Chant du Monde/DVD Cascavelle). Las, il faut vite déchanter, les seules reprises dont on se souvienne, ces trente dernières années, remontant à 2002, au Liceu de Barcelone, dans la même mise en scène de Pierre Jourdan qu’à Compiègne, 2012, au Bard College Music Festival d’Annandale-on-Hudson (CD American Symphony Orchestra), et 2019, au New England Conservatory de Boston (CD Odyssey Opera).
Et pourtant, que de splendeurs dans cet « opéra en quatre actes et six tableaux » ! Malgré les libertés prises avec la vérité historique, le livret de Léonce Détroyat et Armand Silvestre est l’un des meilleurs sur lesquels Saint-Saëns ait jamais travaillé. Quant à la musique, nous avons éprouvé, devant cette nouvelle production de la Monnaie de Bruxelles, le même émerveillement qu’à Compiègne, voici trente-deux ans. La partition va de sommet en sommet, quasiment sans temps mort, avec une inépuisable inspiration mélodique, une éblouissante science de l’orchestration et une saisissante capacité de renouvellement stylistique par rapport à Samson et Dalila, composé dix ans plus tôt.
Du « grand opéra », Henry VIII conserve le cadre historique, la longueur, le nombre élevé de personnages (certains rôles sont très brefs, mais aucun n’est facile à chanter), le goût pour les fanfares, les cortèges et les tableaux d’ensemble. Pour autant, Saint-Saëns se démarque de Meyerbeer dans la manière de traiter les enjeux et conflits personnels, sur lesquels toute l’attention se concentre à l’acte IV, sans la moindre concession au grand spectacle. En ce sens, la fin d’Henry VIII n’a rien à voir avec celle des Huguenots, du Prophète ou de La Juive. Plus intimiste que ses prédécesseurs, l’ouvrage a quelque chose de sérieux, voire d’austère, notamment dans les longs passages en récitatif chanté (parfois très proche du parlé), qui renouvelle notre perception du genre.
Le célèbre Dictionnaire des Opéras de Clément et Larousse (1905, rééd. 1999, Bibliothèque des Introuvables) ne se trompe donc pas, en parlant d’une œuvre « mâle, puissante qui, si elle manque un peu trop d’émotion, ne manque du moins ni de grandeur, ni de couleur, ni de caractère ». À un bémol près : nous avons, personnellement, entendu beaucoup d’émotion. Est-ce parce qu’Alain Altinoglu, à la tête d’un Orchestre Symphonique de la Monnaie qu’il a hissé à un impressionnant niveau de qualité, dirige avec autant de fougue ? Le souffle de la fresque historique est bien là, l’élégance et le raffinement dans les moments d’intimité, aussi. Et quel doigté dans la manière de mettre en exergue les références voulues par Saint-Saëns (madrigal, polyphonies des XVIe et XVIIe siècle), tout en faisant sonner les monumentales scènes d’ensemble comme celles des Huguenots !
Si émotion il y a, c’est, également, parce qu’Olivier Py fait constamment avancer le drame. Rien de corseté, ni de figé dans ce spectacle qui bouge en permanence, d’une direction d’acteurs au cordeau, ne reculant pas devant la violence quand il le faut, à des décors en perpétuel mouvement. Ceux-ci portent la griffe inimitable de Pierre-André Weitz : énormes morceaux de façades, ponts, piliers, escaliers et miroirs d’un noir brillant, glissant sur un sol en damier pour composer des espaces toujours différents.
L’architecture, d’inspiration néo-classique, renvoie aux styles en vogue à la Renaissance autant qu’à la fin du XIXe siècle, à l’instar des costumes, qui mêlent périodes de l’action et de la création. Henry VIII, en redingote et haut-de-forme, comme les dignitaires de sa cour, essaie ainsi, sans doute dans la perspective d’un bal costumé, le riche manteau court bordé de fourrure et le béret qu’il porte sur son célèbre portrait par Holbein (Londres, National Portrait Gallery). Toutes les dames sont en robes à tournure, à l’exception de Catherine d’Aragon, dans une sobre tenue Renaissance.
Il n’est pas besoin de lire les propos d’Olivier Py, dans le programme de salle, pour comprendre où il veut en venir. La juxtaposition des époques soutient la méthode dialectique : Catherine d’Aragon, profondément catholique et très attachée aux liens du mariage, est l’incarnation de l’ordre ancien, par opposition à Henry VIII, symbole du nouveau, au début des années 1530 (il répudie son épouse, puis rompt avec Rome et se proclame chef de l’Église anglicane), comme en 1883 (les débats sur le divorce et la laïcité sont prégnants, dans les premières décennies de la Troisième République). Même chose pour le choix des couleurs : rouge (la robe d’Anne de Boleyn, la chasuble du Cardinal Campeggio, légat du Pape) et noir, uniquement.
Tout ceci a, certes, un goût de déjà-vu, en particulier à Bruxelles, qui a déjà accueilli trois productions de « grand opéra » signées Olivier Py et Pierre-André Weitz (Les Huguenots, Hamlet, La Gioconda). Trop de reptations de danseurs sur le sol et de pantomimes chorégraphiées viennent parasiter l’œil, pendant que les personnages principaux chantent. Et l’idée d’exécuter le divertissement du II à l’extérieur, sur la place de la Monnaie, pendant l’entracte, aboutit, aussi excellente soit-elle, à un résultat frustrant : seuls les spectateurs se tenant au premier rang, autour de l’estrade, voient quelque chose, les autres devant se contenter des écrans disséminés dans le théâtre.
En même temps, comment ne pas s’extasier devant la beauté et la puissance de cette production, riche en moments qui s’inscrivent à jamais dans la mémoire ? Ainsi de l’utilisation de trois immenses reproductions de toiles du Tintoret (La Résurrection du Christ, Le Jugement dernier, La Crucifixion), dont la descente depuis les cintres entre, à chaque fois, en résonance avec les enjeux dramaturgiques du livret. Ou encore, au début du IV, de l’irruption d’une locomotive à vapeur, fracassant le mur du château de Kimbolton, où Henry VIII a relégué son épouse délaissée. Peut-on imaginer plus percutant symbole de la révolution industrielle, venant anéantir l’ordre ancien ?
Préparés par Stefano Visconti, les chœurs maison, très sollicités, sont superbes, et la distribution – à l’exception du ténor Ed Lyon, légèrement trémulant et plafonnant dans l’aigu, en Don Gomez – est excellente. Côté seconds rôles, se distinguent l’imposant et noble Cranmer de la basse Jérôme Varnier, ainsi que le brillant duo formé par le ténor Enguerrand de Hys et le baryton-basse Werner Van Mechelen, en Comte de Surrey et Duc de Norfolk.
Parmi les premiers, on regrette de ne pouvoir vraiment juger l’Anne de Boleyn de la mezzo Nora Gubisch, annoncée souffrante. Le Cardinal Campeggio de la basse Vincent Le Texier, en revanche, est époustouflant de fermeté dans l’émission, de présence et d’émotion, notamment dans son monologue du premier tableau du III, l’un des sommets de la partition, construit avec beaucoup de liberté dans la forme et d’audace dans l’instrumentation.
Très belle en scène, Marie-Adeline Henry est une soprano attachante et talentueuse. Elle convainc en Catherine d’Aragon, sans faire oublier une diction parfois confuse, et un aigu forte trop serré et perçant – raison pour laquelle nous continuons à lui préférer Françoise Pollet (à Montpellier) et Michèle Command (à Compiègne). Sur ce double plan, Lionel Lhote aurait pu lui servir de modèle. Jamais nous ne l’avions vu et entendu aussi impressionnant !
Car le baryton possède la couleur et l’ambitus exacts du rôle d’Henry VIII, avec un grave parfaitement naturel et un aigu rayonnant. Et pourtant, il n’est pas facile de passer derrière Sherrill Milnes (à San Diego), Alain Fondary (à Montpellier) et Philippe Rouillon (à Compiègne), que nous avons tous les trois dans l’oreille… Il se glisse, de surcroît, avec une formidable aisance, dans la personnalité du monarque, tel que décrit par les librettistes.
Au bilan, un opéra et un spectacle forts, importants, que l’on espère voir à Paris, dans l’une des premières saisons d’Olivier Py à la tête du Théâtre du Châtelet.
Richard Martet