Lido 2, 5 décembre
Fini le Lido et ses légendes, les Bluebell Girls, les plumes, les revues, symboles d’une tradition parisienne, qui semble aujourd’hui dépassée. Rachetée par le groupe Accor, en 2022, la salle mythique des Champs-Élysées se veut, désormais, le temple de la comédie musicale. Et pour présider à son destin, on ne pouvait trouver meilleur choix que Jean-Luc Choplin, dont on sait les réussites accumulées dans ce domaine, pendant son mandat au Théâtre du Châtelet, de 2006 à 2016.
Après un galop d’essai réussi, en décembre 2022, avec Cabaret de John Kander, dans une mise en scène de Robert Carsen, qui d’emblée mettait la barre très haut, la nouvelle saison s’ouvre avec A Funny Thing Happened on the Way to the Forum, d’un auteur culte du genre, Stephen Sondheim (1930-2021).
À sa création, ce dernier avait déjà, à son actif, une comédie musicale, Saturday Night, qui n’avait cependant pas été représentée – et ne serait créée qu’en 1997. Il s’était, jusqu’alors, fait connaître comme parolier de Leonard Bernstein, pour West Side Story, et de Jule Styne, pour Gipsy. Forum sera son premier succès en tant que compositeur. À sa grande satisfaction.
Ses auteurs avaient, en effet, sué sang et eau, pour venir à bout de ces deux actes – quatre ans de labeur et plusieurs versions, avant celle qui fut donnée, le 8 mai 1962, à l’Alvin Theatre de New York, et atteignit, lors du rideau final, le 29 août 1964, et après deux changements de lieu, les neuf cent soixante-quatre représentations.
Franchement délirant, le livret de Burt Shevelove et Larry Gelbart a pour base plusieurs comédies de l’auteur latin Plaute. Parmi celles-ci, Miles Gloriosus (Le Soldat vaniteux), qui donne son nom à l’un des personnages – des rapiéçages qui, à l’époque, portaient le doux nom de « contaminatio ».
Ici, plus de dieux, de déesses et autres figures mythologiques ; des gens du quotidien (ou presque), stéréotypes que leur schématisme rend toujours actuels : le jeune premier un peu niais (Hero), le vieillard qui croit sentir un renouveau de vigueur (Senex), la mégère frustrée (Domina), le chef des esclaves survolté (Hysterium)… Les patronymes ne sont pas des hasards !
Celui qui mène la danse, c’est Pseudolus, c’est-à-dire le trompeur, un esclave prêt à tout pour conquérir sa liberté. Les quiproquos s’enchaînent, les portes claquent et ce vaudeville avant l’heure provoque immédiatement l’hilarité.
La version originale surtitrée s’impose, même si les jeux sur les mots, chers à Sondheim, ne sont pas toujours faciles à transmettre. Moins sophistiquée que celle des partitions ultérieures, la musique va droit à l’auditeur, et ce, dès le Prologue, avec son « Comedy Tonight », qui annonce franchement au spectateur ce qui l’attend.
Une transposition rendrait la pièce insipide. La scénographie dispose donc, sur le plateau, les trois demeures romaines qui abriteront les protagonistes, habillés en tenues « historiques », revisitées avec humour. Clin d’œil à l’ancien Lido ? Une plate-forme monte des dessous sur laquelle les courtisanes, mi-Filles-Fleurs, mi-« Bathing Beauties », évoluent sous des jets d’eau.
Tirée au cordeau, tout comme la chorégraphie de Carrie-Anne Ingrouille, la mise en scène de Cal McCrystal dénoue les fils embrouillés de l’intrigue à toute allure. Tout aussi précise est la direction d’acteurs ; il faut dire que l’équipe, presque entièrement anglo-saxonne, est épatante.
Deux Françaises sauvent l’honneur : la jeune Neïma Naouri, qui joue avec charme des ambiguïtés de Philia, et Valérie Gabail, désopilante Domina – déjà une belle carrière lyrique derrière elle, et un exemple convaincant de versatilité.
Autour d’elles, sept comédiens-chanteurs, tous excellents. Andrew Pepper, l’esclave sur les nerfs, Patrick Ryecart, le vieillard lubrique, Martyn Ellis, le truculent tenancier de bordel, David Rintoul, le vieil homme à la recherche de ses enfants, Josh St. Clair, le jeune premier, John Owen-Jones, le soldat à la voix de stentor, forment une sacrée bande de joyeux lurons, menée par Rufus Hound (remplaçant Richard Kind, initialement annoncé), Pseudolus hilarant et bien chantant, qui se démène comme un diable.
Gareth Valentine conduit sa troupe et sa petite formation orchestrale avec un punch irrésistible. La folie du Forum est contagieuse.
MICHEL PAROUTY