Opernhaus, 22 mai
Il aura fallu de la persévérance à l’Opéra de Dortmund (Oper Dortmund) pour monter Frédégonde, « drame lyrique » en cinq actes, laissé inachevé à sa mort par Ernest Guiraud. Complété par Camille Saint-Saëns, avec la collaboration de Paul Dukas, il a été créé à l’Opéra de Paris, le 18 (certaines sources indiquent le 16) décembre 1895. D’abord prévue en janvier 2021, la première a finalement été repoussée de dix mois, pour cause de pandémie, la série de quatre représentations, réparties entre novembre 2021 et mai 2022, s’achevant le 22 mai dernier.
Gérard Condé ayant remarquablement présenté l’ouvrage dans ces colonnes, en ouverture du feuilleton consacré par Opéra Magazine au centenaire de la disparition de Saint-Saëns (voir O. M. n° 168 p. 18 de janvier 2021), nous ne reviendrons pas sur sa genèse, ni sur son intrigue, pour nous concentrer sur ce que nous avons vu et entendu à Dortmund. Avec un premier constat : Frédégonde méritait amplement qu’on lui redonne sa chance. Pas tant pour le livret de Louis Gallet, inspiré des Récits des temps mérovingiens d’Augustin Thierry (1840), dont l’efficacité ne masque pas toujours les redondances et les lieux communs, que pour la musique, de bout en bout captivante.
D’abord, tout ce qu’a écrit Guiraud (l’intégralité des deux premiers actes et la majeure partie du troisième, sans l’orchestre) révèle un compositeur inspiré, que la postérité a eu tort de réduire aux récitatifs chantés de Carmen et à l’achèvement des Contes d’Hoffmann. Chez lui, le savoir-faire est évident, mais il ne bascule jamais dans la facilité, ni l’imitation, contrairement à Victorin Joncières dans Lancelot, tout récemment ressuscité à Saint-Étienne. L’opéra se développe en un discours continu, riche en épanchements mélodiques dans le style de Gounod : le délicieux « Madrigal » de Fortunatus, au I, le long et somptueux duo d’amour du II, entre Brunhilda et Mérowig, rappelant celui de Roméo et Juliette…
Ensuite, l’orchestration de Dukas est extraordinairement variée. On y repère l’influence de Wagner, mais bien davantage celle de Gounod, voire de Bizet. Surtout, on admire la manière dont l’élève de Guiraud au Conservatoire a su se mettre au diapason de son professeur et ami, sans jamais avoir la main trop lourde, y compris dans les passages relevant de l’esthétique du « grand opéra » français.
Le Prélude, le Ballet et le Pange lingua du III, le IV et le V comptent, enfin, parmi les créations les plus accomplies de Saint-Saëns. Quelle séduction dans les lignes mélodiques, quel raffinement et quelle puissance dans l’orchestration ! Le finale, enchaînant le jugement, la condamnation et le suicide de Mérowig, mérite carrément le qualificatif de chef-d’œuvre. L’harmonie constamment mouvante, les ponctuations de la grosse caisse, la manière dont le compositeur réinterprète les codes du concertato, plongent l’auditeur dans une exaltation qui se prolonge bien après la fin du spectacle.
Le plus étonnant, sans doute, reste l’unité de la partition. On n’entend aucune rupture – tout au plus une différence – entre les trois premiers actes et les deux derniers, sans doute parce que Saint-Saëns et Dukas ont travaillé main dans la main, dans le respect des intentions de Guiraud.
Vocalement, la tâche est exigeante : une Elisabeth (Tannhäuser) pour Brunhilda d’Austrasie ; une Dalila pour Frédégonde de Neustrie ; un Hérode (Hérodiade) pour Hilpéric, son mari ; un Rodrigue (Le Cid) pour Mérowig, fils d’une première union du précédent, époux de Brunhilda. La soprano coréenne Anna Sohn et sa compatriote, la mezzo Hyona Kim, relèvent dignement le défi des reines rivales. La première avec une voix plus agréable, la seconde dans un français nettement plus compréhensible. Membre, comme elles, de la troupe de Dortmund, le baryton sud-africain Mandla Mndebele est, en revanche, très en dessous des exigences d’Hilpéric.
Sergey Romanovsky, invité de luxe, est parfait de diction, idéal de tendresse et de séduction dans les moments de douceur, mais trop court de projection pour les élans d’héroïsme. On peut comprendre que le ténor russe n’ait pas envie d’être cantonné dans Rossini, où il excelle. Mais le répertoire français ne manque pas d’emplois mieux adaptés à ses moyens que Mérowig ou Don Carlos (à Lyon, en 2018).
Issu de la troupe, le reste du plateau est inégal. S’en détache l’attachant ténor coréen Sungho Kim, Fortunatus très bien chantant, qui peut envisager une carrière hors de Dortmund. Très sollicités, les chœurs maison sont de qualité, tout comme l’orchestre, placé sous la baguette convaincue du chef japonais Motonori Kobayashi, son directeur musical suppléant.
Conçu pour temps de pandémie, le spectacle de la metteuse en scène et vidéaste française Marie-Ève Signeyrole est, enfin, une splendide réussite. Le chœur est installé au parterre, les spectateurs aux balcons, et l’orchestre sur le plateau, derrière les chanteurs, qui évoluent autour d’une longue table, dans des costumes empruntant aussi bien à notre époque qu’à un Moyen Âge de fantaisie. Le dispositif s’apparenterait à une mise en espace s’il n’y avait, sur un écran au fond, la projection en continu d’un film, tourné en mai 2021, à l’intérieur et à l’extérieur d’un château près de Dortmund, par Marie-Ève Signeyrole et Laurent La Rosa.
Prenant la forme d’un flash-back, celui-ci alterne couleur (pour les images de Brunhilda vieillie, revenant, des années plus tard, sur les lieux de l’action) et noir et blanc (pour l’action elle-même). Très élaboré, il varie prises de vue et cadrages, pour promener le spectateur des allées et pelouses du parc aux salons et chambres du château, des mouvements des protagonistes aux expressions de leurs visages.
Le moment le plus marquant est, peut-être, le quatrième acte. Pendant qu’Hyona Kim et Mandla Mndebele chantent, assis à chaque bout de la table, le film les montre en train de s’affronter dans le château, dans un rapport de domination rappelant fortement celui d’Ortrud et Telramund dans Lohengrin, source d’inspiration évidente du couple Frédégonde/Hilpéric. Le contraste est total avec les images de la félicité conjugale de Brunhilda et Mérowig, que Marie-Ève Signeyrole et Laurent La Rosa projettent en contrepoint. Le choc entre ces deux conceptions de l’amour et du mariage est d’autant plus prenant que les quatre interprètes, non seulement jouent très bien, mais supportent sans problème l’épreuve des gros plans.
Inutile de préciser que nous attendons avec impatience de réentendre Frédégonde, à Tours, les 10 et 12 juin, hélas en version de concert. Car l’ouvrage mérite la scène (l’Opéra d’Hô Chi Minh-Ville a été le premier à s’y intéresser, en octobre 2017), et l’on espère que le Palazzetto Bru Zane, qui a réalisé et offert l’ensemble du matériel nécessaire à l’exécution, réussira à convaincre un théâtre de retenter l’aventure, avec de meilleurs chanteurs qu’à Dortmund.
RICHARD MARTET