Opernhaus, 24 novembre
Conclusion du nouveau Ring, décidément exemplaire pour l’époque, mis en scène par Andreas Homoki, et dirigé par Gianandrea Noseda, à l’Opernhaus de Zurich. Avant sa reprise, en mai prochain, pour deux cycles, déjà complets – ce qui, dans une salle d’à peine plus de 1 000 places, continue, heureusement, d’aller de soi. Espérons qu’il soit filmé, à cette occasion – surtout quand tant d’autres spectacles, de bien moindre intérêt, le sont d’emblée –, avec la distribution qui l’a créé, alliant, désormais, la fraîcheur de nombreux débuts, à l’avantage d’une nécessaire maturation.
Pour ces ultimes retrouvailles avec le décor sur tournette de Christian Schmidt, les parois moulurées, qui avaient viré au noir dans Siegfried, ont retrouvé la blancheur des deux premiers volets. À ceci près que la peinture s’est craquelée. Le temps, en effet, a passé qui, du contexte mythologique, pleinement assumé, quoique très pertinemment transposé à l’époque de la création, projette la dernière journée du cycle dans celui, bourgeois, mesquin même, des Gibichungen.
Avec l’apparition de Gunther et Gutrune, d’une gémellité accentuée, tant sur le plan capillaire que vestimentaire, le mobilier de la seconde moitié du XXe siècle fait, en effet, irruption. Sans qu’il s’agisse, pour autant, d’accumuler les signes extérieurs, ou pire, les gadgets et poncifs d’une pseudo-modernité.
Car la dramaturgie ou, plutôt, la simple narration demeure d’une absolue lisibilité, d’une fidélité, aussi, qui n’exclut cependant pas, à côté de l’illustration des récits – celui de Waltraute, par exemple –, quelques touches personnelles, pour la plupart judicieuses.
Comme, notamment, ces moments de solitude de Brünnhilde et Siegfried, que le livret ne prévoit pas. Ou cet instant où, à la fin du I, la première arrache le Tarnhelm – ce sont alors, dans les didascalies, les seuls regards qui se croisent – et comprend, déjà, sans en connaître encore les tenants et les aboutissants, qu’elle a été trahie. Rarement a-t-on ressenti, avec une telle acuité, le piège se refermer sur la Walkyrie.
Et parce qu’il crée de multiples configurations, qui permettent de naviguer entre passé et présent, en ravivant le souvenir des volets précédents, ainsi que de multiplier les angles de vue, comme au cinéma, avec certains effets de simultanéité, soulignant la continuité de l’action, le mouvement circulaire de la scénographie évite le piège d’une littéralité figée.
Ce théâtre souvent virtuose, notamment dans sa façon d’appréhender chaque scène à la lumière de la totalité – traduction visuelle, somme toute, du principe du leitmotiv – n’est, de toute façon, naïf qu’en apparence, en ce qu’il s’impose en rupture avec le filtre de distance critique obligé, depuis bientôt trois quarts de siècle, et à travers lequel les ouvrages de Wagner, en particulier, tendent à devenir méconnaissables.
Le voyage au long cours, tour à tour ludique et tragique – et dont Götterdämmerung est, à bien des égards, le condensé –, dans lequel Andreas Homoki a embarqué le spectateur, dès Das Rheingold, et sans jamais dévier de sa trajectoire (voir O. M. n° 184 p. 65 de juillet-août 2022, n° 187 p. 62 de novembre 2022 & n° 192 p. 74 de mai 2023), s’achève, très logiquement, après que le metteur en scène allemand a montré, une dernière fois, Wotan, le regard fixé sur la peinture du Walhalla, à présent en train de flamber, là où il avait commencé.
La fosse en aura été l’indissociable, et indispensable, moteur. Par cette immersion au cœur même de l’orchestre – rendue possible, à un degré rare, par les dimensions de la bonbonnière zurichoise –, qui, bien qu’aux antipodes du fondu propre à l’abîme mystique du Festspielhaus de Bayreuth, est constamment électrisante. Avec ses tubas tonitruants, et cette sonorité boisée des cordes, dont la profondeur n’exclut pas la netteté des contours, le Philharmonia Zürich répond idéalement à la lecture de son directeur musical, Gianandrea Noseda : à la fois narrative et théâtrale, elle achève de tendre, sans négliger, bien au contraire, la mise en valeur d’une infinité de détails, le grand arc épique de cette œuvre-monde.
Et le plateau se hisse à de semblables sommets. Le vibrato marqué de Giselle Allen dépare, certes, le trio des Nornes, tandis que les Filles du Rhin brillent comme au premier jour. Et Sarah Ferede marque davantage, en Waltraute, grâce à ses formidables dons d’actrice, que par un mezzo néanmoins de belle étoffe.
Insupportablement sainte-nitouche, avant de succomber aux avances de Siegfried, Gutrune trouve en Lauren Fagan une voix vibrante et pleine, mieux, prenante. Plus que le baryton de Daniel Schmutzhard, qui joue à la perfection, voûté, presque souffreteux – marionnette chancelante, lorsque, le visage comme effacé, il est confronté, au I, à Brünnhilde, et à son incrédulité –, ce pleutre totalement dépourvu d’envergure de Gunther, comme effrayé par les ambitions que son demi-frère Hagen échafaude pour lui. Basse d’un noir sépulcral, mais irrégulière, David Leigh bénéficie, quant à lui, d’un physique digne de Raspoutine pour donner corps au fils d’Alberich – un Christopher Purves d’une présence aussi fugace que toujours saisissante.
Klaus Florian Vogt et Camilla Nylund, enfin, continuent sur leur lancée, pour deux prises de rôles décidément majeures. Lui, en gamin surgissant toujours par la fenêtre, plutôt que par la porte, avec ce ténor dont le contraste entre la clarté innocente et le format héroïque ne cessera jamais de surprendre, même s’il est d’une évidence un rien moindre que dans Siegfried. Elle, Brünnhilde ici inépuisable, qui réussit, au II, en particulier – mais tenant, à cette hauteur, jusqu’au terme de l’« Immolation » –, des prouesses de Hochdramatischer, en conservant intactes la finesse et la limpidité du trait d’un Jugendlich dramatischer Sopran.
MEHDI MAHDAVI