De Nationale Opera, 5 juin
En juin, à Amsterdam, on se rend toujours à la dernière production de la saison du DNO, avec une impatience particulière. C’est, en effet, celle qui est, généralement, dévolue à l’orchestre du Concertgebouw, dont les incursions dans le répertoire lyrique restent rares. Les attentes étaient d’autant plus élevées, cette année, que la partition de Fidelio permet, normalement, à une formation symphonique de briller. La déconvenue n’en a été que plus grande.
Le principal responsable en est Andriy Zholdak. Paraphrasant la célèbre phrase de Flaubert – « Leonore, c’est moi ! » (sic) –, invoquant rien de moins que Federico Fellini, Andreï Tarkovski, Ingmar Bergman ou Francis Ford Coppola – on en est très loin ! –, l’Ukrainien revendique un prétendu droit à ne pas raconter l’histoire et se sert de Beethoven pour illustrer ses rêves, obsessions et fantasmes.
Jugeant les dialogues parlés originaux inintéressants, il les remplace par d’autres, qui le sont plus encore, pour tenter, vainement, de donner une cohérence à sa narration – pour peu qu’elle en soit vraiment une… Avec, pour seule explication, un résumé aussi abscons qu’indigent : « Beethoven est mort. Le mauvais génie Pizarro a pris le pouvoir pour perturber l’harmonie du cosmos. Il veut, également, mettre fin à la relation entre Leonore et Florestan. Alors, il appelle à l’aide Rocco, Marzelline et Jaquino. Pizarro kidnappe Florestan et l’emmène dans son monde derrière le miroir. Leonore part à la recherche de son bien-aimé et aboutit dans un monde de cauchemar. Elle doit se libérer elle-même, libérer Florestan du mal, et restaurer l’ordre. »
Rejetant explicitement l’intrigue amoureuse et la dimension politique de l’œuvre – ressorts qu’il qualifie de petits-bourgeois et datés –, Andriy Zholdak réduit la partition de Beethoven au rôle de musique de scène, pour un spectacle sans queue ni tête, qui ne semble répondre qu’à un désir de destruction et de provocation.
La soirée commence dans un congrès scientifique, où Leonore vient annoncer la destruction imminente du monde, percuté par une météorite. Rentrée dans sa luxueuse villa en taxi, elle se met au lit avec Florestan et, vite endormie, ne voit pas que Don Pizarro, un clone de Karl Lagerfeld, enlève son conjoint. À ce stade, et avant même que l’Ouverture soit terminée, le spectateur ne comprend déjà plus rien.
Il y aura force serpents (en plastique), un (faux) loup, des semblants d’effets spéciaux (mal synchronisés), un deuxième Lagerfeld (Rocco), une danse langoureuse (entre Florestan et Don Pizarro)… Surtout, une jeune nymphe silencieuse, en costume folklorique ukrainien, dézingue les protagonistes au fusil à pompe, avant qu’ils ne ressuscitent l’instant d’après.
Faute d’interaction entre les personnages, le sublime quatuor « Mir ist so wunderbar » tombe comme un cheveu sur la soupe, les chœurs chantent « O welche lust ! » depuis les coulisses et ne réapparaissent sur scène que dans le finale, et le trio « Euch werde Lohn » est tourné en dérision. Mais le plus indigne est, sans doute, qu’aux saluts, Andriy Zholdak arrive, hilare et manifestement content du bon tour qu’il vient de jouer, drapé dans un immense drapeau ukrainien. Comme si sa nationalité devait le protéger des huées, qui fusent quand même…
Comme tétanisé par ce qu’il a sous les yeux, le chef colombien Andrés Orozco-Estrada se contente d’une lecture correcte, mais sans relief. Et, même dans les pages purement symphoniques – l’Ouverture Leonore III, mais aussi la Marche funèbre de la Symphonie n° 3, tombée du ciel, sans logique apparente, à l’acte I –, l’orchestre du Concertgebouw semble méconnaissable. Seul le quatuor « Er sterbe ! » échappe au naufrage et offre, au bout d’une soirée de trois heures, l’intensité musicale attendue.
Il n’est, assurément, pas facile pour des solistes de s’épanouir vocalement dans un tel contexte, et les deux principaux paraissent, ici, inférieurs à ce qu’ils ont pu montrer ailleurs. La Leonore de Jacquelyn Wagner a pour elle la qualité de l’intonation et l’élégance des phrasés, mais la projection de son « Abscheulicher ! » est insuffisante, et il faut attendre le II, pour la retrouver dans la plénitude de ses moyens.
L’air absent et mal à l’aise, Eric Cutler est à la peine, dès l’air d’entrée de Florestan, et la voix détimbre plus d’une fois. En Marzelline, Anna El-Khashem adopte un style extraverti qui frise la vulgarité, et sa ligne de chant est émaillée de scories. Nicholas Brownlee propose, quant à lui, un honnête Don Pizarro, mais ne trouve un éclat réel qu’en fin de soirée. Le reste du plateau, enfin, est bon, mais pas marquant.
NICOLAS BLANMONT