La Monnaie, 1er décembre
Il est de plus en plus fréquent que des opéras s’inspirent du cinéma. C’est le cas de Fanny and Alexander, commande de la Monnaie de Bruxelles à Mikael Karlsson, qui avait déjà adapté Melancholia de Lars von Trier, pour l’Opéra de Stockholm, et s’est inspiré, cette fois, du film éponyme, tourné en 1982, par Ingmar Bergman.
Né en Suède, en 1975, Mikael Karlsson a étudié à l’Aaron Copland School of Music, à New York, et vit dans le quartier de Harlem. Il a conçu un opéra comme on en fait beaucoup, outre-Atlantique, et l’on ne s’étonnera pas que sa musique se situe entre celles de Jake Heggie, John Corigliano et Stephen Sondheim, avec une touche de Philip Glass.
Une musique sans grande personnalité, que Mikael Karlsson décrit, lui-même, comme « relativement tonale, traditionnelle, diffusant une impression de chaleur » pour évoquer la famille Ekdahl, mais qui, chez Vergerus, « se fait plus agressive et flirte parfois avec le modernisme ». On reste pantois devant une telle candeur, d’autant que le compositeur avoue avoir fait appel à un orchestrateur (Michael P. Atkinson), avec lequel il a décidé « que la partie orchestrale devait exister de façon autonome, sans dépendre de l’électronique ».
Le résultat, en réalité, est un magma sonore, pompeusement décrit comme « une expérience immersive » ; l’électronique enfle tous les effets, l’accordéon ou le violon solo interviennent et se noient sans nécessité musicale, l’orchestration se réduisant à une espèce de remplissage. Les voix, elles aussi, sont amplifiées, le compositeur voyant là « une façon intéressante d’adapter le son au monde contemporain ».
C’est, surtout, une occasion gâchée de mettre en musique un livret, signé Royce Vavrek, qui offrait plusieurs propositions dramatiques saillantes : des références à The Turn of the Screw et Hamlet, la magie permise par les marionnettes, dont est peuplée la boutique fantastique d’Isak Jacobi… Mais le second acte s’enlise dans des digressions mystiques, qui ruinent son efficacité théâtrale.
Ivo van Hove a réglé un spectacle assez sage, qui raconte l’action sans chercher à la décaler d’aucune manière. Les premiers tableaux se situent dans un paysage de sapins – c’est Noël ! –, dans lequel on a dressé un buffet, puis le décor se dépouille chez Vergerus, un grenier miniature suffisant à figurer l’endroit où sont enfermés les enfants. Quelques scènes sur grand écran (les inévitables visages en gros plan) laissent la place, au II, à des projections abstraites, jusqu’au retour au buffet du début.
Les seize chanteurs solistes ne déméritent pas, même si les micros écrêtent leurs caractéristiques propres. La soprano Susan Bullock a la rondeur, mais aussi le vibrato appuyé d’une matriarche, en Helena Ekdahl. Plus touchante, la mezzo Sasha Cooke met de la douleur dans le rôle d’Emilie Ekdahl, et fait de son monologue, au début du II, un beau moment d’introspection.
Le ténor Peter Tantsits est Oscar Ekdahl, qui meurt et, tel le Spectre dans Hamlet, réapparaît à son fils Alexander. Mais il chante avec des accents d’outre-monde tellement appuyés, qu’il verse dans la caricature.
On est heureux de retrouver la mezzo Anne Sofie von Otter, d’une belle dignité en Justina, l’austère gouvernante d’Edvard Vergerus. Celui-ci a les traits et la voix de Thomas Hampson, impeccable de présence et d’autorité, sadique et componctueux quand il le faut – image inversée de Loa Falkman, autre baryton, qui fait d’Isak Jacobi l’un des rares personnages généreux et déterminés de l’ouvrage.
L’idée était bonne, par ailleurs, de confier à un contre-ténor le rôle de l’inquiétant Ismael, face à son frère, le rassurant Aron, interprété par le ténor Alexander Sprague. Mais Aryeh Nussbaum Cohen se complaît dans le style possédé, au point d’être aussi parodique que Peter Tantsis.
Côté jeunes voix, la Fanny de Sarah Dewez (en alternance avec Lucie Penninck) est, hélas, très effacée devant son frère Alexander, incarné par Jay Weiner, à qui le compositeur a donné la priorité.
Dans la fosse, Ariane Matiakh tente l’impossible pour trouver l’équilibre sonore qui convient, mais sa maîtrise ne peut rien devant un dispositif qui interdit tout relief et toute nuance.
CHRISTIAN WASSELIN