Grosses Festspielhaus, 23 août 2023
Rencontre manquée, ou impossible ? En sortant de cette représentation de Falstaff, assez constamment dispersée sur le gigantesque plateau du Grosses Festspielhaus, notre conviction que l’ultime opéra de Verdi et Christoph Marthaler étaient absolument faits l’un pour l’autre, s’était évanouie.
Parce que nous l’attendions depuis trop longtemps, peut-être. À moins que l’époque à laquelle Gerard Mortier en avait émis l’idée, lors d’une discussion sur l’un de ses metteurs en scène fétiches, ait disparu avec lui – bien que son héritage demeure prégnant, à Salzbourg plus qu’ailleurs, a fortiori depuis que Markus Hinterhäuser a pris les rênes du Festival.
Ce Falstaff aura sombré, en somme, sous le poids d’une forme de nostalgie. En même temps que d’une dramaturgie au référentiel trop appuyé. D’autant qu’elle suppose d’avoir (re)visionné, avant d’y assister, les œuvres cinématographiques dont Anna Viebrock imite, pour ainsi dire, les décors et les costumes, avec un souci maniaque du détail – signifiant, dès lors que le spectateur est en mesure de le reconnaître.
Chercher le reflet du rôle-titre chez Orson Welles peut, certes, aller de soi : l’immense autant qu’« hénaurme » réalisateur et acteur américain l’a incarné, à la scène, puis à l’écran, dans Chimes at Midnight (Falstaff, 1965), où il transforme le bouffon shakespearien en une figure magnifiquement tragique.
Le lien avec The Other Side of the Wind (De l’autre côté du vent), véritable « ocni » (objet cinématographique non identifié) inachevé, fonctionnant selon le principe du « film dans le film » – et finalement sorti en 2018, dans le montage de l’un de ses protagonistes, Peter Bogdanovich –, et le documentaire réalisé par Morgan Neville, qui en raconte le tournage chaotique, étalé de 1970 à 1976, sous le titre éminemment éloquent de They’ll Love Me When I’m Dead (Ils m’aimeront quand je serai mort), est moins évident. C’est pourtant dans ces deux films qu’il faut tenter de trouver les clés de ce spectacle gigogne.
L’interrogation sur la question du double est, en effet, poussée jusqu’à un degré assez vertigineux. Ainsi, le comédien Marc Bodnar prête ses traits à Orson W., face au svelte Falstaff de Gerald Finley, quant à lui calqué sur le personnage du réalisateur Jake Hannaford, de retour à Hollywood après un long exil européen, et joué par John Huston dans The Other Side of the Wind, lui-même une version de Welles – bien que ce dernier ait d’abord tenté de nier le caractère autobiographique du film.
Sans doute faudrait-il noircir des pages et des pages pour parvenir à démêler les inextricables imbrications, entre fictions et (illusions de) réalité, de cette citation filée, qui ne tarde pas à tourner à vide dans l’immédiateté de la représentation, tant la « commedia lirica » de Verdi n’y apparaît qu’en filigrane, à travers quelques gags récurrents relevant, pour les contempteurs du « Regietheater » ou assimilé, de la déconstruction. Ainsi de l’essayage de bedaine postiche que l’interprète de Falstaff refuse à plusieurs reprises, de l’accumulation des paniers en osier, où il n’entrera pas davantage, ou des sauts incessants dans la piscine…
Aussi grand homme de théâtre soit-il, et metteur en scène d’opéra – n’en déplaise à ceux, nombreux, qui ont voué aux gémonies ses productions de piliers du répertoire, au premier rang desquelles Le nozze di Figaro et La traviata –, Christoph Marthaler atteint, dans Falstaff, la limite de l’exercice.
Finement assemblé, le plateau vocal apporte son lot de consolations. Les trognes faites aux comprimari s’y ajoutent aux couleurs affirmées, et idoines, du Pistola de Jens Larsen et du Bardolfo de Michael Colvin, ou encore du Dr. Cajus excellemment projeté de Thomas Ebenstein.
Si Bogdan Volkov n’atteint pas la même évidence, en Fenton un rien contraint, qu’en Chevalier de la Force (Dialogues des Carmélites), à Rome, en novembre 2022, puis en Lenski (Eugène Onéguine), à Bruxelles, deux mois plus tard, Giulia Semenzato est, comme au Festival d’Aix-en-Provence, voici deux étés (voir O. M. n° 175 p. 28 de septembre 2021), un rêve de Nannetta, dont les piani aériens couronnent la chair sensuelle du timbre.
Rôle décidément parmi les plus délicats à distribuer, Alice Ford exige, d’abord, une authentique diseuse. Tout le contraire d’Elena Stikhina, assurément prodigue de la lumière inégalement concentrée de son émission, mais dont le verbe tout en vivacité de Cecilia Molinari, Meg Page ensuite plus discrète, souligne, dès ses premières répliques, l’absence de ressort, dans les mots et le phrasé.
La généreuse profondeur du registre de poitrine compense, chez la Mrs. Quickly de Tanja Ariane Baumgartner, le manque de gouaille transalpine. Simon Keenlyside prête à Ford son énergie explosive, dans un formidable numéro tragi-comique, même si son baryton, à la jeunesse si longtemps préservée, commence, à 64 ans, à faire son âge.
Quelques aigus un peu secs mis à part, Gerald Finley ne fait, en revanche, absolument pas le sien – six mois à peine séparent les deux artistes –, admirable de velours et de legato dans le rôle-titre, où ces vertus sont, trop souvent, sacrifiées à la faconde.
Une leçon de chant, donc, que permet, aussi, la transparence du tissu orchestral déployé, avec une précision rythmique millimétrée, par Ingo Metzmacher. Sans brider les couleurs enivrantes des Wiener Philharmoniker, mais sans, non plus, restituer à l’œuvre cette joie exubérante, certes teintée de mélancolie, ni cette fantaisie poétique, dont la mise en scène, irrémédiablement, la prive.
MEHDI MAHDAVI