Théâtre Royal, 28 février
Pour l’ultime chef-d’œuvre théâtral verdien, la mise en scène de Jacopo Spirei, conçue, dans une première version, en 2015, pour le Badisches Staatstheater de Karlsruhe, puis peaufinée, en 2017, au Teatro Regio de Parme, dans le cadre du Festival « Verdi », arrive à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, devant une salle comble et enthousiaste.
La déclaration d’intention de Jacopo Spirei tient en peu de mots : « Falstaff est gros, dans un monde où la minceur constitue la norme. (…) Il voit son monde s’effondrer, mais brise les conventions de la société bourgeoise. » Selon le chevalier déchu, « Tutto declina ». Est-ce la raison pour laquelle le décor de Nikolaus Webern présente constamment des plans inclinés ?
Au premier tableau, dans un pub, Falstaff s’escrime sur une tablette numérique, qu’il jette rageusement au sol. L’univers bourgeois des époux Ford et de leurs voisins se résume à deux maisons, plus ou moins victoriennes, devant une rue qu’éclaire un feu orange clignotant ; exceptionnellement, aucun véhicule automobile n’y passe.
Les costumes signés par Silvia Aymonino ne laissent pas d’amuser : Falstaff, une fois qu’il s’est fait « bello », revêt un vaste complet bleu pétrole, et arbore une ample pochette blanche quasi « pavarottienne ». Ford, traquant l’amant supposé de sa femme, envahit le plateau, avec une escouade de policiers, engoncés dans d’étroits imperméables…
Mais comment ne pas s’étonner d’une Alice Ford, qui prétend jouer du luth sans luth (ni guitare) ? La transposition ne sert pas davantage la féerie nocturne de la forêt de Windsor ; il ne suffit pas de quelques plantes pour évoquer l’immense chêne de Herne, ni son branchage ténébreux, les lumières de Fiammetta Baldiserri, qui restituent, par ailleurs, la grisaille urbaine, jouant avec la dominante verte des déguisements de farfadets, fées et sorcières.
Le rôle-titre demande tout autre chose qu’une jolie voix de baryton, capable d’un suraigu suave. Oscillant entre deux héros donizettiens, Malatesta (Don Pasquale) et Dulcamara (L’elisir d’amore), Pietro Spagnoli manque de tragique, de pessimisme et d’ironie mordante. Ses deux grands monologues – « L’onore ! », au I, et « Reo mondo », au III – ne creusent pas les contrastes inhérents au personnage, à la situation et à la progression du discours musical.
Ford monolithique, Simone Piazzola triomphe dans « È sogno o realtà ? », dangereux condensé de toutes les difficultés verdiennes. Alexander Marev, Cajus de vif relief, et Pierre Derhet, Bardolfo cocasse, sont parfaitement à leur place pour exécuter la comédie cruelle, qui se joue du vieux gentilhomme. Quant à Patrick Bolleire, sa stature et sa basse profonde lui permettent de camper un Pistola très convaincant.
Marie-Andrée Bouchard-Lesieur est la révélation de la soirée, conférant à Meg Page une présence inhabituelle. Par sa voix fine, la Nannetta de Francesca Benitez forme, avec le très lyrique Fenton de Giulio Pelligra, un couple fort déluré. Carolina Lopez Moreno brille par son chant raffiné, en dépit des postures qu’on lui impose ; elle a tout pour être une véritable Alice. Quickly plus mezzo que contralto, enfin, Marianna Pizzolato incarne, avec drôlerie, une entremetteuse redoutable.
Dans la fosse, Giampaolo Bisanti entraîne, avec rigueur, un orchestre en grande forme et des chœurs précis et mobiles.
PATRICE HENRIOT