Opéras Étienne Dupuis et Ludovic Tézier, exceptionnel...
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Étienne Dupuis et Ludovic Tézier, exceptionnels Rigoletto à Madrid

08/01/2024
Etienne Dupuis (Rigoletto). © Teatro Real/Javier del Real

Teatro Real, 3 & 5 décembre

La nouvelle production de Rigoletto, signée par Miguel del Arco, au Teatro Real, commence très fort. Alors que le noir s’est fait dans la salle, une adolescente, en robe bleue et baskets, fait irruption au parterre en hurlant, poursuivie par six hommes en longs manteaux noirs et masques de lapin, brandissant des torches, qui la violent à peine arrivés sur le plateau, pendant que retentissent les premiers accords du Prélude.

Le rideau rouge sang, dressé derrière eux, s’affaisse et recule en gonflant, puis s’étale sur le sol, révélant, à l’arrière de la cage de scène, une succession de grosses bosses, couvertes d’un immense voile noir. Dans une foule interlope de girls en lamé or et argent, sous des lustres dont les tubes néons s’ouvrent et se referment comme des fleurs (discrète évocation d’une virginité systématiquement violentée dans cette cour dépravée), évoluent un Duc en complet blanc et un Rigoletto au costume stupéfiant : un bustier doré, un slip noir, des bas résille, une traîne emplumée et une couronne également constituée de plumes !

Après cette sidérante entrée en matière, le tissu rouge disparaît et les bosses avancent vers le public, pendant que le bouffon revêt sa tenue de ville : un complet noir sans manche gauche, représentation de la difformité aussi intelligente que l’est son extériorisation dans les éléments principaux du décor. À la fin de « Pari siamo ! », une partie du voile se retire, dévoilant une sorte de cocon en plastique, bulle idyllique, tapissée d’herbe et de feuillage, dans laquelle le père a enfermé sa fille.

Ce dispositif, à la très forte charge symbolique, sert de cadre à un deuxième tableau du I impeccablement réglé, en termes de direction d’acteurs, jusqu’à un enlèvement aussi haletant que dans un thriller. Tout juste regrette-t-on la présence de danseuses nues autour de Gilda, pendant « Caro nome », parfaitement superfétatoire.

Le II, joué entre de simples tentures rouges, marque une nette chute de tension. En cause, une direction d’acteurs soudain banale et, surtout, des danseuses décidément trop envahissantes, tant dans l’air du Duc que dans celui de Rigoletto. Le duo père/fille relève la barre, par l’intensité du jeu des protagonistes, sans dissiper une certaine sensation de redondance, que l’on retrouve au III, néanmoins plus réussi.

Le décor, cette fois, est un terrain vague où déambulent, comme des automates, des prostituées. Au milieu, le voile noir, tiré vers le haut par des filins, figure l’auberge – son spectaculaire affaissement, à la fin de la tempête, comme si ce lieu de crime et de débauche n’avait jamais existé, est une image que nous n’oublierons pas de sitôt. Dommage, là encore, que les danseuses viennent jouer les trouble-fête, mimant masturbation et fellation pendant « La donna è mobile », puis, de nouveau nues, entourant Gilda et Rigoletto pendant le duo final, qui a besoin d’intimité pour produire son plein effet émotionnel.

Un spectacle d’une force et d’une intelligence indéniables, donc, mais qui, pour ses futures reprises, devra simplement être purgé de quelques excès et inutilités, nuisant à sa réelle puissance dramatique.

Trois titulaires pour le Duc de Mantoue, Rigoletto, Gilda, Sparafucile, Maddalena, deux pour Giovanna, Monterone, Marullo et Borsa : le Teatro Real a mis les petits plats dans les grands. Il ne nous a pas été possible d’entendre la troisième distribution (John Osborn, Quinn Kelsey, Ruth Iniesta, Gianluca Buratto, Martina Belli), mais les satisfactions procurées par les deux autres sont considérables.

Entendue avant la première, la deuxième équipe est dominée par Etienne Dupuis, en débuts dans le rôle-titre. Nul doute qu’il approfondira son approche dans le futur. Mais, en l’état, quel accomplissement ! Claire, manquant un peu de poids, la voix n’est pas (encore) celle d’un baryton Verdi. Ce qui ne l’empêche pas de camper un Rigoletto à la fois autoritaire et émouvant, avec une somptueuse conduite du souffle et du phrasé, ainsi qu’une arrogance sidérante dans l’aigu. Et quelle aisance dans son costume du I, pour le moins difficile à porter !

Lui aussi en prise de rôle, Xabier Anduaga déborde de séduction et de facilité vocale dans le Duc avec, lui aussi, des aigus décoiffants. L’emploi, pourtant, réclame une émission naturellement plus haute que la sienne, ce qui l’oblige à quelques contorsions dans la zone dite « de passage ». Péché véniel, en regard d’un bilan d’ensemble positif, qui donne envie de le réentendre dans un Verdi plus spinto, comme Gabriele Adorno (Simon Boccanegra), voire, dans une salle et avec un chef idoines, Manrico (Il trovatore).

Poitrinant de manière caricaturale, avec un instrument trafiqué et instable, Ramona Zaharia est à oublier en Maddalena. Peixin Chen, en revanche, est une révélation en Sparafucile, basse idéalement noire et sonore.

Julie Fuchs, enfin, dont on attendait beaucoup pour sa première Gilda, paraît loin de sa meilleure forme. Le timbre est toujours ravissant, la présence scénique rayonnante, et le personnage émeut. Mais la justesse des attaques est terriblement incertaine, la voix bouge sur les notes tenues, quelle que soit la nuance indiquée, et le volume fait cruellement défaut dans la tempête du dernier acte. Dans une salle moins vaste, avec un décor renvoyant mieux les voix, le résultat aurait probablement été meilleur. Mais le problème semble être ailleurs…


Ludovic Tézier (Rigoletto) et Adela Zaharia (Gilda). © Teatro Real/Javier del Real

Que dire encore de Ludovic Tézier, roi de la première distribution ? Familier d’un rôle abordé en 2011, Madrid l’entend au zénith. Vocalement souverain, totalement investi sur le plan scénique (même s’il a refusé de porter le costume provocant du I), il a encore peaufiné son portrait du bouffon, notamment dans un « Cortigiani » miraculeux de variété dans le phrasé et de sens des nuances. Et quelle arrogance sur le la bémol aigu du duo « Si, vendetta » ! Sans contestation possible, le meilleur Rigoletto du moment, digne héritier des plus grands titulaires du passé.

Habituée de Donna Anna (Don Giovanni) et Violetta Valéry (La traviata), Adela Zaharia est une Gilda de grand format. Le timbre et le jeu manquent, sans doute, un peu de vulnérabilité, mais la sûreté technique est, de bout en bout, impressionnante, y compris dans les broderies de « Caro nome », négociées avec une légèreté et une précision sans faille. Inutile de préciser que le finale du II, conclu sur un contre-mi bémol d’une puissance dévastatrice, juste avant le la bémol de Ludovic Tézier, fait, à juste titre, délirer la salle.

Javier Camarena, après un début crispé, qui le voit se cabrer devant l’aigu, rassure dans un fort beau duo d’amour avec Gilda, avant de se déchaîner au II, d’abord dans une émouvante cavatine, puis dans une cabalette ébouriffante de punch. La qualité de la diction, le respect des moindres indications de Verdi, sont la signature d’un grand musicien.

Marina Viotti est une Maddalena aussi splendide vocalement qu’élégante scéniquement, face au Sparafucile de bon métier de Simon Lim. Tous les comprimari sont à la hauteur, et les chœurs maison brillent, comme à leur habitude.

Tragique, violemment contrastée, la direction musicale de Nicola Luisotti colle au plus près des intentions de la mise en scène, contribuant au succès de ces deux soirées.

RICHARD MARTET

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