Theater Basel, 4 juin
Einstein on the Beach est certes un opéra, mais il ne s’agit en rien d’un ouvrage conventionnel, même si, dans la production originale de Robert Wilson, créée au Festival d’Avignon, en 1976, puis remontée en 2012, subsistait un semblant d’argument, confrontant le personnage du savant Albert Einstein, jouant méthodiquement du violon, à une succession de scènes chorégraphiques allusives.
Ce filigrane dramaturgique était déjà ténu, mais à présent, à Bâle, dans le spectacle de la metteuse en scène allemande Susanne Kennedy, en collaboration avec son compatriote et partenaire, le plasticien Markus Selg, il n’y a plus de narrativité du tout. La proposition devient différente : une longue immersion dans un univers sensoriel inédit, proche des expériences de réalité virtuelle.
Côté auditif, demeure intacte la partition minimaliste du compositeur américain Philip Glass (né en 1937), vaillamment défendue par les Basler Madrigalisten et l’Ensemble Phoenix Basel, sous la direction très souple du chef allemand André de Ridder. Un environnement musical agréablement enveloppant, aux sonorités moins « synthétiques » que celles des orgues électroniques d’origine, qui donnaient parfois à l’œuvre des colorations acides.
Côté visuel, la proposition est, en revanche, inédite : une scénographie entièrement conçue en synthèse numérique, qui fait la part belle à une vertigineuse imbrication de figures fractales, présentes partout, sur le sol, les parois verticales, voire sur les costumes, d’inspiration orientale. Le décor tourne continuellement, alternant un temple hindou, une sorte de résidu de télescope ruiné, des grottes préhistoriques parsemées d’ossements – un dispositif encore complété par de multiples écrans de projection, sur lesquels défilent des vidéos en images de synthèse. L’œil est constamment sollicité par de vives harmonies colorées, impressions psychédéliques soulignées par des éclairages stroboscopiques, des fumées et des lasers, chaque tableau bénéficiant d’une ambiance différente.
Surtout, il ne s’agit pas simplement d’une soirée à passer sur son siège, à regarder cet extravagant décor tourner pendant trois heures et demie. Non seulement le public peut entrer et sortir à tout moment, conformément au projet initial de Wilson et Glass, mais il est aussi autorisé à monter sur le plateau et à s’installer partout où il le souhaite – donc, assis ou couché aux pieds mêmes des choristes, des acteurs accomplissant leurs curieux rituels chamaniques, voire de la formidable violoniste néerlandaise Diamanda Dramm, dont le look, au crâne rasé, n’a plus rien à voir avec l’Einstein d’origine.
Aperçue depuis la salle, la présence d’autant de gens en train de visiter le plateau n’est, en fait, pas du tout gênante, et pour le spectateur qui choisit occasionnellement de se promener et s’asseoir au cœur même du dispositif, les impressions d’immersion peuvent devenir assez grisantes. En tout cas, les deux risques majeurs d’Einstein on the Beach sont habilement évités : les crampes des jambes, à force de rester assis, et l’ennui !
Mots clés de la soirée : rituels, extase, envoûtement. Une magie qui s’intensifie au dernier acte : insensiblement, le public se trouve repoussé sur les côtés et vers la salle, la scène tourne plus vite, la puissance incantatoire de l’ensemble des chanteurs et danseurs, alignés en cercle, augmente… De spatialisé, le spectacle redevient conventionnel, frontal, mais la scénographie sort à présent le grand jeu, produisant des images d’une beauté à couper le souffle.
Accents lancinants du violon solo, lors de l’ultime « Knee Play », et puis noir total, avant le triomphe réservé par le public à toute l’équipe de cette production hors norme.
LAURENT BARTHEL