Metropolitan Opera, 22 & 28 novembre
Au Metropolitan Opera de New York, la création mondiale scénique de The Hours du musicien américain Kevin Puts (né en 1972), sur un livret de son compatriote Greg Pierce, est source de multiples satisfactions.
D’abord, le compositeur, dont on n’a pas oublié le vif succès remporté par son premier opéra, Silent Night (St. Paul, 2011 ; Wexford, 2014 ; CD Naxos), a conçu une partition aussi belle que complexe. Ensuite, Yannick Nézet-Séguin, qui en avait assuré la première exécution, en concert, avec le Philadelphia Orchestra, le 18 mars 2022, en exalte les splendeurs, tirant le meilleur des forces du Met. Tout juste regrette-t-on qu’en raison de son exubérance – et d’une orchestration parfois trop sonore –, la projection du texte perde parfois de sa clarté dans les ensembles.
Dans The Hours, on admire l’impressionnante élaboration des textures et des transitions, même si, encore plus que dans les opéras contemporains inscrits dans le même héritage tonal, les effets, tant dans les passages paroxystiques qu’élégiaques, ont quelque chose d’un peu trop démonstratif. Parmi les références, on apprécie la manière dont, au deuxième acte, Kevin Puts retrouve la lumière du Requiem de Fauré. Certaines d’entre elles sont là pour être identifiées, comme le fameux trio final de Der Rosenkavalier, évoqué par un trio absolument irrésistible, réunissant les principales protagonistes féminines.
Inspiré à la fois du roman et du film éponymes, respectivement signés par Michael Cunningham (1998) et Stephen Daldry (2002), le livret de The Hours entremêle et contraste simultanément trois intrigues : dans les années 1990, Clarissa Vaughan prépare une réception pour son ami Richard, en train de mourir du sida ; en 1949, Laura Brown – on découvrira, plus tard, qu’elle est la mère de Richard – échappe à son ennuyeux quotidien de femme au foyer, en lisant Mrs. Dalloway de Virginia Woolf ; en 1923, Virginia Woolf, soumise à de fortes contraintes intérieures, commence à écrire ce même roman, qui paraîtra deux ans plus tard.
On imagine à quel point il a été difficile de traduire, en termes opératiques, l’écriture très cérébrale du best-seller de Michael Cunningham, ainsi que sa triple structure narrative. Greg Pierce et Kevin Puts y sont parvenus, même de manière partielle, en choisissant notamment, de manière fort judicieuse, de confier les monologues intérieurs aux chœurs. Et tant pis, si on a l’impression de réentendre les Voix des Enfants à naître dans Die Frau ohne Schatten !
Côté visuel, le Met de Peter Gelb, on le sait, juge nécessaire de maintenir un mouvement constant sur le plateau, pour éviter que le public des retransmissions en direct dans les cinémas (« The Met : Live in HD ») ne décroche. D’où l’omniprésente et vigoureuse chorégraphie d’Annie-B Parson, utile quand il s’agit d’évoquer l’arrière-plan dépressif et anomique des personnages, mais franchement de trop, voire ridicule, quand les danseurs font irruption dans l’espace privé des trois héroïnes. Ainsi des six écrivaines qui, entourant le secrétaire de Virginia Woolf, dans ce bureau bien à elle qu’elle a eu tant de mal à obtenir, distraient l’attention du spectateur et aboutissent à un résultat contre-productif, au regard de la situation dramatique.
En ce sens, le travail de Phelim McDermott se rapproche davantage de son Cosi fan tutte catastrophiquement agité de 2018, situé à Coney Island, que de ses excellentes mises en scène de Satyagraha et Akhnaten. Ceci posé, il est facile d’élaguer dans la perspective d’une reprise – ce que les caméras de « The Met : Live in HD » ont, par ailleurs, l’habitude de faire.
La distribution réunit quelques grands noms, à commencer par celui de Renée Fleming, de retour à l’opéra après plusieurs années d’absence. Kevin Puts, ayant déjà travaillé avec elle sur des pièces de concert, connaît parfaitement sa voix, dont il exploite avec art, dans le rôle de Clarissa Vaughan, la beauté intacte du haut médium. On regrette, en revanche, une diction peu intelligible. Une ovation on ne peut plus compréhensible l’accueille au rideau final. Mais, pour ce qui est de la manière de caractériser un personnage, à la fois par le phrasé et le langage corporel, la diva américaine doit laisser la préséance à ses compatriotes Kelli O’Hara et Joyce DiDonato.
La première, étoile de Broadway, mais aussi agréable Despina sur cette même scène, en 2018, campe une Laura Brown particulièrement touchante. Veillant, chaque fois qu’elle le peut, à mettre en valeur le texte, Kelli O’Hara est à son meilleur dès qu’elle peut laisser flotter dans l’aigu son joli soprano léger, qui tend à se durcir dans les paroxysmes.
Joyce DiDonato, quant à elle, habite complètement le personnage de Virginia Woolf, son intelligence aiguë, son humour, sa discipline, ses peurs. Son mezzo sonne riche, puissamment expressif, et l’on salue sa performance d’ensemble, dans un rôle vraiment difficile.
Le baryton-basse américain Kyle Ketelsen campe un Richard d’une rare intensité, par-delà un physique peut-être trop robuste et athlétique pour un mourant. Apportant une gamme infinie de couleurs et de variations dynamiques à son chant, il se surpasse dans ses deux émouvants dialogues avec Clarissa, qui sont aussi les deux meilleurs moments de Renée Fleming.
Endossant différentes identités (un hommage aux sept silhouettes tracées par le baryton dans Death in Venice), John Holiday enrichit le panorama sonore de The Hours de son ravissant timbre de contre-ténor. Le soir de la première, en revanche, le ténor Sean Panikkar et le baryton-basse Brandon Cedel ne sont pas apparus au meilleur de leur forme, respectivement en Leonard Woolf et Dan Brown.
À la troisième, heureusement, les choses sont rentrées dans l’ordre, sans faire oublier que Kevin Puts n’offre aucune occasion musicale de se distinguer à leurs personnages – pas plus qu’à celui de Sally (mezzo-soprano), la compagne de Clarissa Vaughan, confiée à une Denyce Graves scéniquement convaincante, mais désormais à court de voix.
Pour finir, une chose nous a frappé dans The Hours. Alors que le désir homosexuel féminin est au cœur de l’intrigue, assumé ou simplement fantasmé, la catharsis est plus forte entre Clarissa et Richard, une lesbienne et un gay, revivant, de manière obsessionnelle, une ancienne et brève histoire d’amour, sur une plage de Cape Cod.
Celle-ci, il est vrai, sert de prétexte à un autre trio enthousiasmant, entre les deux principaux intéressés, alors en pleine jeunesse, et Louis, l’homme qui se glisse au milieu d’eux, merveilleusement chanté et incarné par le ténor américain William Burden. Sur fond, bien sûr, de vidéos de vagues en mouvement, l’un des clichés les plus éculés des mises en scène actuelles.
Beaucoup de belles et bonnes choses, donc, dans The Hours, opéra qui n’a plus besoin que de quelques révisions pour atteindre son impact maximal.
DAVID SHENGOLD