La Monnaie, 28 octobre
Pour un théâtre, une nouvelle production de Der Ring des Nibelungen tient toujours de l’ascension de l’Himalaya. Avant de quitter son poste de directeur général et artistique de la Monnaie, le 1er juillet 2025, Peter de Caluwe a tenu à se lancer dans l’aventure, en répartissant les quatre volets sur deux saisons : Das Rheingold et Die Walküre, en 2023-2024, puis Siegfried et Götterdämmerung, en 2024-2025.
Directeur musical de la maison bruxelloise depuis 2016, Alain Altinoglu se devait de prendre les rênes du cycle, surtout après ses miraculeux Lohengrin (2017) et Tristan und Isolde (2019) in loco, qui nous avaient transporté sur les cimes. La magie opère encore dans Das Rheingold, à la tête de cet Orchestre Symphonique de la Monnaie, dont il a fait l’une des meilleures phalanges de fosse en Europe.
Dès les premières notes, le spectateur est immergé dans un univers sonore fascinant, dont il ne s’arrachera plus, au fil d’un voyage tour à tour sombre et lumineux, éthéré et passionné, construit avec une maîtrise absolue de l’architecture musicale et un sens implacable du récit. Quand résonne le dernier accord, comment ne pas bondir de son siège pour ovationner celui qui, d’année en année, s’affirme comme l’un des plus grands chefs wagnériens de notre époque ?
Cette lecture a, de surcroît, le mérite de coller à la vision de Romeo Castellucci, à la fois metteur en scène, décorateur, costumier et créateur lumière du spectacle. Vision est bien le mot qui s’impose, tant le génial réalisateur italien, que l’on sait capable du meilleur comme du pire, agit avant tout, ici, en plasticien. Sans globalement perdre de vue la narration de l’intrigue (particulièrement indispensable dans Das Rheingold), il déroule une succession d’images d’une rare beauté.
Ainsi de ce premier tableau, plongé dans une quasi-obscurité, d’où émergent six Filles du Rhin, entièrement couvertes d’or (trois chanteuses, trois danseuses), et un Alberich attaché à une poutrelle métallique, ressemblant à un Orc dans Le Seigneur des Anneaux. Quand un filet du précieux métal se met à couler depuis les cintres, au milieu de volutes de vapeur, tout le mystère de la scène se met en place, laissant le spectateur ébloui.
Castellucci plasticien se déchaîne dans le deuxième tableau, situé dans une vaste pièce aux murs immaculés, ornée de frises et sculptures, empruntant aussi bien à l’Antiquité qu’au Moyen Âge et à la Renaissance : centaure, tête de cheval, Vierge Marie… Sur le sol, se contorsionnent des dizaines de figurants quasiment nus, surface mouvante sur laquelle Wotan et Fricka, vêtus de robes et couronnes noires, ont bien du mal à marcher. Là encore, la beauté du dispositif est saisissante.
Castellucci dramaturge, avec le concours de Christian Longchamp, prend ensuite le relais. Installant les dieux en coulisses, il les double, sur scène, par des acteurs : adolescents, quand ils sont dans l’éclat de leur jeunesse, âgés, quand Loge évoque leur décrépitude future. L’idée est excellente, d’autant que les comédiens reproduisent, avec un naturel parfait, les mouvements de lèvres des chanteurs.
Autre moment inoubliable, peut-être le plus fort de ce premier volet du cycle : l’affrontement entre Alberich, d’un côté, Loge et Wotan, de l’autre, au début du quatrième tableau. Dans une salle toute blanche, le Nibelung, entièrement nu, attaché par les bras à un cerceau, est aspergé de peinture noire par Loge, avant que Wotan ne le torture, en le hissant vers les cintres. Quand il hurle, l’effet est absolument glaçant ! Et comment ne pas être pris aux tripes, quand il s’approche de Wotan et lui imprime la marque noire de sa main sur le visage ? Jamais la transmission de la malédiction ne nous avait paru aussi lisible et, par là même, effrayante.
Après, des questions de détail demeurent en suspens. Pourquoi Loge est-il en short et polo violines ? Pourquoi casse-t-il des œufs, remplis de peinture noire, sur de grandes photos d’Astrid Varnay et Birgit Nilsson en Brünnhilde ? Pourquoi, à l’arrivée des Géants, au quatrième tableau, deux gigantesques crocodiles, ostensiblement mâle et femelle, descendent-ils des cintres, suspendus par le cou ? Pourquoi, à la fin, les dieux, au lieu de monter vers le Walhalla, se laissent-ils tomber en arrière, face au public, dans une fosse ? Le choc visuel est, à chaque fois, puissant, mais sa signification laisse perplexe.
Et puis, une chose nous gêne. Représenter le trésor par des cerceaux, forgés par les Nibelungen à partir de barres de métal, et l’anneau par l’un d’eux, se conçoit. Mais il aurait fallu les recouvrir d’or… Car là, tout noirs, ils ne rendent pas clairement compte de l’attrait du métal précieux, qui reste l’un des principaux moteurs de l’action. Sans le secours des surtitres, quelqu’un qui n’a jamais vu Das Rheingold risque de n’y rien comprendre !
Le Prologue de la Tétralogie a impérativement besoin d’une distribution soudée, formant une véritable équipe. C’est le cas ici, malgré un Froh et un Donner à peine moyens, et un trio de Filles du Rhin pas toujours homogène. Côté féminin, s’imposent la Fricka impérieuse et bien chantante de Marie-Nicole Lemieux, que l’on attendait depuis longtemps dans Wagner, l’Erda magnifiquement expressive d’une Nora Gubisch surprenante, et la rayonnante Freia d’Anett Fritsch.
Chez les messieurs, la palme revient à Nicky Spence, Loge d’une aisance et d’une éloquence éblouissantes. Doté d’un beau timbre et fin musicien, Gabor Bretz a toute l’autorité de Wotan, même si la projection semble un peu insuffisante, quand l’orchestre se déchaîne. Scott Hendricks, en grande forme, est impressionnant d’intensité en Alberich, face à l’impeccable Mime de Peter Hoare. Ante Jerkunica et Wilhelm Schwinghammer, enfin, sont sensationnels dans les Géants.
Après pareillle réussite musicale et visuelle, est-il utile de préciser que nous attendons, avec impatience, Die Walküre, à partir du 21 janvier ?
RICHARD MARTET