Deutsche Oper, 1er mai
Toute l’action, située par Franz Schreker dans un Moyen Âge légendaire (le compositeur autrichien est également l’auteur du livret), se passe dans l’immense salon de réception d’un palais, au début du XXe siècle. L’agencement de ce décor unique rappelle les productions de Francesca da Rimini de Zandonai (Turin, 1914) et Das Wunder der Heliane de Korngold (Hambourg, 1927), autres raretés proches dans le temps de Der Schatzgräber (Francfort, 1920), montées récemment par Christof Loy, au Deutsche Oper : hautes baies, à cour et jardin ; deux volées de marches menant vers un second espace adjacent, qu’on n’aperçoit qu’en partie ; murs de marbre vert veiné ; ambiance façon La caduta degli dei (Les Damnés) de Luchino Visconti.
Insistant sur le fait que les héroïnes des trois opéras (Francesca, Heliane et Els) sont des femmes d’exception, le metteur en scène allemand transforme ainsi la continuité thématique en proximité visuelle. Du Christof Loy « pur jus » ? Sans aucun doute, avec ces figurants trompant leur ennui en sirotant des cocktails, ces étreintes libératrices – en l’occurrence, la nuit d’amour promise par Els à Elis, au troisième acte, transformée ici en une vaste orgie (pas vraiment l’image la plus convaincante de la production !).
Le dispositif imaginé par Johannes Leiacker est suffisamment passe-partout pour convenir à chaque scène, et la caractérisation habile des personnages, soutenue par une direction d’acteurs très aboutie, permet de suivre l’action, malgré sa complexité et le nombre élevé de rôles (vingt et un au total !).
Seule vraie faiblesse du spectacle, coproduit avec l’Opéra National du Rhin : la transformation d’Els, femme fatale, manipulatrice et fascinante, en serveuse de bar sur le retour… Certes, le livret la présente comme la fille de l’Aubergiste, mais elle devient bien plus que cela au fil de l’ouvrage. Elisabet Strid a les moyens requis, son soprano est large, bien projeté, mais le magnétisme attendu n’est pas au rendez-vous.
La soirée consacre, néanmoins, la solidité de l’école de chant suédoise avec, aux côtés d’Elisabet Strid, son compatriote Daniel Johansson, ténor remarquable de puissance et de fraîcheur en Elis – le « chasseur de trésor » du titre, ménestrel de son état, dont la flûte magique a la réputation de retrouver les joyaux cachés ou égarés.
Le reste du plateau est d’une adéquation théâtrale et d’une fiabilité vocale sans faille, les plus mémorables étant le baryton-basse Tuomas Pursio, les ténors Clemens Bieber et Michael Laurenz, et le toujours excellent baryton Thomas Johannes Mayer.
Au pupitre, Marc Albrecht montre, une fois encore, ses affinités avec ce répertoire, comme sa maîtrise d’une œuvre déjà dirigée, il y a dix ans, à Amsterdam (voir O. M. n° 78 p. 46 de novembre 2012). Peu de chefs savent tirer d’un orchestre de fosse autant de fièvre et de sensualité vénéneuse, notamment dans ces paroxysmes symphoniques dont Schreker avait le secret. Le plaisir de l’auditeur est alors sans limite.
NICOLAS BLANMONT