Greek National Opera, Stavros Niarchos Hall, 25 janvier
Il est bien difficile de déterminer ce qu’a voulu dire le metteur en scène grec Nikos Karathanos, avec sa vision (d)étonnante de Cavalleria rusticana. La surabondance d’images a tendance à en complexifier la lecture, d’autant plus que la note d’intention reste pour le moins évasive.
Faut-il voir, dans les multiples apparitions de la figure du Christ, et notamment dans celle d’un être chétif, couronné d’épines, qui s’ensanglante lui-même, pendant les dernières scènes, comme dans cette Vierge de petite taille, portée en procession par une bande d’énergumènes armés de revolvers, les images d’une religion impuissante à rédimer l’homme ? La joie de la Résurrection se manifeste par un rutilant dais de fleurs en néons, parmi lesquelles une croix s’éteint, quand Santuzza dénonce Turiddu à Alfio.
Les villageois, habillés de tissus multicolores, forment une masse anonyme, enfermée dans d’étranges cages métalliques, tandis que le drame se joue sous leur regard indifférent, dans un registre parfaitement littéral, fidèle aux didascalies du livret.
Les personnages, en revanche, ont perdu leur rusticité et leur jeunesse. Alfio, en veste de cuir, a des allures de mafieux ; Turiddu, en uniforme chargé de médailles, n’a plus rien du simple soldat, revenu au village ; et Santuzza n’est pas, non plus, la pauvre fille, séduite et abandonnée. Lola, poupée en robe d’organdi, tranche, dans cet univers sévère, et seule Lucia, avec son tablier et son chignon gris, reste la figure traditionnelle de la « mamma ».
Si la vision surprend et déconcerte, en arrachant l’œuvre à toute forme de réalisme et à son folklore originel, elle donne de nombreuses résonances contemporaines à ce drame quelque peu stéréotypé, en lui créant un nouveau contexte.
Dans Pagliacci, l’éolienne couverte de tags, dont les pales tournaient, déjà, inlassablement, durant Cavalleria rusticana – peut-être pour produire l’abondante électricité consommée dans les jeux de lumière de la production –, trône, de nouveau, au milieu du plateau.
Ici, Nikos Karathanos recycle, avec habileté, les éléments scéniques de la première partie, mais de façon beaucoup plus claire sur le plan dramaturgique, transcrivant l’œuvre, par le jeu de costumes extravagants, dans le registre du music-hall. Si les cages sont devenues deux loges d’artistes, elles ont conservé le champ de coquelicots, dans lequel apparaissaient les étranges énergumènes de Cavalleria rusticana.
Ils portent, ici, des smileys en guise de masques et semblent, tout à la fois, les voyeurs et les manipulateurs des personnages. Le dais de fleurs en néons a perdu de sa rutilance, et le Christ et la Vierge ne font plus qu’une brève apparition, à la fin de « Vesti la giubba », emmenant avec eux Canio vers son destin.
Globalement, l’ensemble se révèle nettement plus lisible que Cavalleria rusticana, et le caractère spectaculaire de la mise en scène convient idéalement à Pagliacci, œuvre basée sur le concept du « théâtre dans le théâtre ».
D’une distribution à l’autre, on retrouve le baryton Dimitri Platanias, solide pilier du Greek National Opera, qui donne autant de relief à l’agressif Alfio qu’au pathétique Tonio, et distille, avec subtilité, le célèbre « Prologue » de Pagliacci. Arsen Soghomonyan plie sa puissante voix de ténor dramatique au lyrisme de Turiddu et son métal convient idéalement à Canio, dont il chante le grand air avec une remarquable sobriété.
Plus soprano dramatique que mezzo, Ekaterina Gubanova débute en Santuzza. Si elle se coule parfaitement dans la tessiture, son interprétation ne marque guère, faute d’un médium plus charnu et coloré. Cellia Costea offre à Nedda une voix corsée, au large vibrato, qui donne beaucoup de présence et d’autorité à son personnage, mais auquel manque un peu de légèreté, pour en assumer les aspects vocalisants et la coquetterie.
Dans la fosse, Antonello Allemandi dirige, avec style et sensibilité, ces deux parangons de l’école vériste, faisant briller l’orchestration de Mascagni dans les riches interludes, et la théâtralité raffinée de l’opéra de Leoncavallo.
ALFRED CARON