Theater im Anbau, 13 octobre
Fermé deux ans pour travaux d’agrandissement, le Theater Nordhausen donne, aujourd’hui, ses productions dans une salle annexe, futur atelier de construction des décors (Theater im Anbau). Dotée d’un peu plus de 400 places, elle a un côté « théâtre de poche », qui donne à une production de Carmen des allures de défi, d’autant plus que l’orchestre n’y dispose pas de fosse et se trouve donc à l’arrière du plateau.
Le dispositif imaginé par le metteur en scène français Benjamin Prins est celui d’un plateau tournant, qui scinde la scène en trois espaces distincts, aux couleurs éclatantes : rouge carmin, bleu nuit et vert bouteille. Le spectacle se déroule à l’époque de Bizet, et Carmen est une prostituée, comme dans la nouvelle de Mérimée. La voici en cocotte dans des salons chics. Les autres tableaux sont à l’avenant. Davantage que l’Espagne des toreros, c’est le Paris des communards qui est représenté.
D’une certaine manière, la liberté que revendique l’héroïne sert d’inspiration révolutionnaire : pourtant lié aux « Trois Glorieuses » de juillet 1830, le chef-d’œuvre de Delacroix, La Liberté guidant le peuple (Paris, musée du Louvre), est au cœur des deux derniers actes. Chaises sommaires et table à tréteaux, les contrebandiers sont des révolutionnaires qui rédigent des tracts, dans des conditions de clandestinité tout aussi rudes.
En dépit de l’espace scénique réduit, les mouvements sont fluides. Jusqu’au duo final, où le plateau se vide, tandis que la musique se fait sourde, dans une ambiance qui évoque davantage le thriller que la corrida. Pas de poignard ici, mais… une fleur. Celle que Don José enfonce dans la bouche de Carmen, pour l’étouffer bestialement.
La distribution est de bonne tenue. En Carmen, Rina Hirayama campe un personnage félin, enjôleur et roué, la séduction même. Le chant de la mezzo japonaise est soyeux, porté par le soin du legato, en dépit d’un vibrato un peu trop appuyé.
La soprano russe Julia Ermakova offre une lumineuse Micaëla. Aigus jamais tirés, délicatesse du médium, elle incarne, face à Don José, une manière de dignité protectrice et résolue, maternelle, au fond, comme le montre son port altier et bienveillant, tandis qu’elle s’adresse à lui, penaud et buté, voûté de nervosité.
Le ténor coréen Kyounghan Seo donne au personnage une émotion singulière, assise sur une musicalité sans faille, en dépit de quelques instabilités. Instrument presque trop clair pour le rôle, le baryton croate Florian Tavic campe un Escamillo hâbleur et séduisant. Dans une telle salle, où la puissance n’est pas de mise, la projection fait tout, et la sienne est impeccable. On saluera, également, la diction de la plupart des chanteurs, à commencer par celle des interprètes féminines.
Auréolé de trois prix, au Concours International de Besançon, en 2023 (Grand prix de Direction, Coup de cœur de l’Orchestre et Coup de cœur du Public), le jeune chef français Swann Van Rechem porte une lecture sombre de l’œuvre, privilégiant le drame au clinquant, dans des conditions d’exécution complexes.
JEAN-MARC PROUST