Théâtre des Arts, 22 septembre
Une formidable confirmation : l’auteur d’un chef-d’œuvre a toujours raison, il suffit de suivre ses indications pour enthousiasmer le public. Créée à l’Opéra-Comique, le 3 mars 1875, Carmen surgit, dans cette nouvelle production réglée par Romain Gilbert, dans ses atours et son cadre d’origine, par la grâce du Palazzetto Bru Zane.
Le décorateur Antoine Fontaine a retrouvé la poésie, la richesse des toiles peintes et des trompe-l’œil, tandis que Christian Lacroix exalte l’infinie variété des costumes qu’avait dessinés Georges Clairin pour la création. Et les lumières d’Hervé Gary éclairent un ensemble tour à tour goyesque, cervantesque, picaresque.
Miracle à Séville ! Il est enfin permis d’accueillir, en plein cœur, la musique du Prélude et des Entractes devant le rideau baissé. D’autant que, placé sous la direction fulgurante de Ben Glassberg, l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie va directement à l’essentiel, attentif aux solistes, animé dans les ensembles, poète dans les pièces instrumentales.
Les membres du Chœur Accentus/Opéra de Rouen Normandie, auxquels s’ajoute la Maîtrise du CRR de Rouen, campent des personnages passionnés, amusés et amusants. Avec eux, la musique et la vie sont même chose. La « Scène et Pantomime » confiée à Moralès, juste après la fuite de Micaëla, redonne au premier acte son climat d’« opéra-comique ». Et la chorégraphie de Vincent Chaillet sait éviter, à la fois, l’ethnographie du flamenco et les provocations.
Il n’est, certes, pas défendu de se demander si Carmen ne s’évade pas un peu trop aisément – ses mains sont-elles attachées par une corde à celles de Don José ? Et puisqu’il s’agit de restituer les représentations de 1875, on peut douter que, devant le public de la Troisième République naissante, Carmen ait chevauché ses soupirants, ou que Don José ait passé la totalité de la soirée à ramper… Un zeste de XXIe siècle se serait-il glissé là ?
Si le recours aux récitatifs chantés d’Ernest Guiraud s’était imposé, dès 1875, pour Vienne, en attendant Londres, New York et le monde entier, est-il cohérent avec le souci d’historicité ? Mais pourquoi s’en plaindre, puisqu’il réalise la continuité musicale, en permettant l’intelligibilité à des chanteurs dont la formation, aujourd’hui, néglige la déclamation ?
La distribution va de l’excellent au contestable. Yoann Dubruque, on l’a dit, bénéficie d’une extension du rôle de Moralès. Il y déploie sa belle voix de baryton, que tout prédispose aux grands emplois, avec un rien de véhémence, peut-être. Quant à Nicolas Brooymans, c’est un Zuniga impressionnant de prestance et de noirceur.
Contrebandiers hauts en couleur, Florent Karrer et Thomas Morris incarnent de vrais personnages, à l’aise dans le difficile « Nous avons en tête une affaire ». Quant à la délicieuse Frasquita, aux aigus aériens, de Faustine de Monès, et à la vigoureuse Mercédès de Floriane Hasler, elles rallient tous les suffrages.
Substituée à Marianne Crebassa, après que celle-ci a renoncé à sa prise de rôle « pour des raisons d’organisation personnelle », Deepa Johnny s’est, jusqu’ici, illustrée en Cherubino (Le nozze di Figaro) et Annina (La traviata). De l’envoûtante cigarière, la mezzo canadienne a le physique et la présence. Ses « Habanera » et « Séguedille » témoignent d’un chant habile. Et sa « Chanson bohémienne », comme sa scène finale, le prouvent : à 25 ans seulement, elle est, déjà, une Carmen. Au français perfectible, mais intelligible.
Le rôle de Micaëla convient-il, en revanche, à Iulia Maria Dan ? Soprano lyrique au riche médium, elle frôle la stridence dans les aigus de « Je dis que rien ne m’épouvante ». En Escamillo, la voix grave de Nicolas Courjal se joue évidemment des redoutables plongées sur « Ah ! Que se passe-t-il ? » et « Entraînant un picador », mais le haut du registre reste en arrière. Quant au personnage, il bougonne plus qu’il ne plastronne.
Reste le cas de Thomas Atkins, Don José qui semble s’excuser, dès qu’il avoue son amour pour Micaëla, puis se traîne devant Carmen. Et son joli ténor craque plusieurs aigus. Si l’on peut admettre l’effacement d’un personnage, après tout victime, faut-il aller jusqu’aux limites de l’épuisement ? Dès le lendemain de cette première, Stanislas de Barbeyrac était annoncé pour les cinq représentations suivantes…
Tout comme l’héroïne de Bizet, cette production révolutionnaire mérite, quoi qu’il en soit, et par-delà sa reprise par Château de Versailles Spectacles, à l’Opéra Royal, en janvier 2025, de conquérir le monde.
PATRICE HENRIOT