Grand-Théâtre, 25, 26 & 27 mai
On avait déjà vu, à l’Opéra Royal de Versailles, la brillante trilogie « Mozart/Da Ponte », créée au Slottsteater de Drottningholm, de 2015 à 2017 (voir O. M. n° 115 p. 73 de mars 2016, n° 128 p. 71 de mai 2017 & n° 135 p. 55 de janvier 2018) – Cosi fan tutte ayant également été donné seul, au Théâtre du Capitole de Toulouse, en septembre 2020 (voir O. M. n° 166 p. 55 de novembre).
Dans la foulée de la nouvelle représentation du cycle, au Liceu de Barcelone, en avril dernier, l’ensemble trouve peut-être, à l’Opéra National de Bordeaux, son apogée, couronnant aussi la fin de mandat de son directeur : pour une parfaite adéquation avec la date d’inauguration du Grand-Théâtre (1780), les dimensions et la pure beauté de la salle, même si le parti de la production sur tréteaux est, en soi, un peu contradictoire avec son installation dans une salle à l’italienne, disposant de machinerie.
Voir les trois œuvres dans la continuité permet de mieux juger de la cohérence et de la légitimité du concept d’Ivan Alexandre, même si le fil rouge invoqué (Cherubino devient Don Giovanni, et termine sa carrière en Don Alfonso) n’est pas perceptible à l’évidence. Confirmant aussi l’intelligence et la qualité plastique du dispositif d’Antoine Fontaine, qui fonctionne pourtant bien mieux dans les volets extrêmes que dans Don Giovanni, où les fonds noirs dominants et un système un peu énigmatique de tracés cosmographiques n’apportent pas vraiment, et où le jeu des tentures mobiles trouve beaucoup moins son emploi. La pertinence et le brio de la mise en scène compensent assez largement, en particulier dans un finale inventif très fort.
Cosi fan tutte, en revanche, peut-être plus encore que Le nozze di Figaro, est un enchantement de tous les instants, autour des toiles peintes évoquant les jeux de cartes, conformément au thème du pari entre les trois hommes, choisi comme fil conducteur de l’œuvre. Et retrouvant cette extraordinaire et fascinante fluidité des espaces qui permet de traiter, avec autant d’efficacité que d’élégance, tous les problèmes dramaturgiques.
Au fil des représentations, les distributions ont connu maintes modifications, sans pouvoir assurer à la perfection les exigences d’emplois multiples pour les divers chanteurs. Robert Gleadow, avec Figaro, Leporello et Guglielmo, y tient la part du lion. Mais c’est pour le plus discutable, renchérissant encore sur les tendances à surjouer perceptibles à Versailles, pour faire valoir son physique avantageux et ses performances athlétiques, poussées jusqu’à un pénible et très irritant cabotinage dans Don Giovanni. Et aux dépens, plusieurs fois, de la qualité du chant.
En face, le Comte Almaviva de Thomas Dolié (en alternance avec Florian Sempey) parvient à résister, parfait d’accent méchant pour son air du III. Mais Alexandre Duhamel peine beaucoup à imposer son Don Giovanni, à côté d’un Leporello aussi encombrant : impeccable dans la tessiture, assurément, mais avec un jeu limité. Le baryton français offre, en revanche, un Don Alfonso proche de l’idéal, sans excès de cynisme, mais d’une assurance inquiétante à souhait, et auquel la richesse et la pure beauté du médium et des graves donnent une base confortable.
Nico Darmanin (en alternance avec Julien Henric) impose brillamment un Don Ottavio vif et mordant, assurant la qualité d’un « Il mio tesoro » pris pourtant trop rapidement par le chef. Alex Rosen est un Commandeur somptueux vocalement, mais un Masetto un peu trop nerveux. Norman D. Patzke campe un Bartolo et un Antonio d’une réjouissante santé, comme Paco Garcia en Basilio et Don Curzio.
Le Ferrando du ténor américain James Ley, à l’aigu lumineux et percutant, et d’une intense présence, parvient à équilibrer largement les excès de son envahissant Guglielmo, mais « Un’aura amorosa » demande encore un sérieux approfondissement, pour les nuances comme pour le legato.
Le versant féminin est plus homogène. Tenu d’abord par les très classiques – mais très solides – Susanna et Dorabella d’Angela Brower, excellente comédienne et familière de ces rôles. Iulia Maria Dan incarne une belle Donna Anna, avec pourtant un « Or sai chi l’onore » dont les aigus marquent une certaine dureté, puis sont un peu justes pour « Non mi dir ».
Arianna Vendittelli, actrice de feu, impose sans mal une Donna Elvira d’acier et constamment incandescente. Ana Maria Labin reprend la Comtesse Almaviva, toujours un rien trop légère, déjà incarnée à Versailles ; mais elle offre ensuite une Fiordiligi, où la pure beauté de la voix, la qualité exceptionnelle d’un aigu transparent et d’une agilité impeccable dans les vocalises, le raffinement extrême du phrasé, avec d’impalpables pianissimi, et l’intelligence du jeu recueillent, à juste titre, les plus grands suffrages de la salle.
Miriam Albano reste un cas à part : même si le timbre sombre et la ligne parfois fragile ne rendent que partiellement justice à « Voi che sapete », son Cherubino est d’un travesti fascinant, et complètement crédible, déployant ensuite sa haute et mince silhouette pour une Despina très inusuelle, tirée franchement vers la commedia dell’arte.
À côté de la charmante Barbarina de Manon Lamaison, on regrettera la distribution d’Alix Le Saux en Marcellina et en Zerlina. Le talent intrinsèque de la mezzo française n’est pas en cause, mais peut-on raisonnablement assumer à la fois les deux rôles, dont le premier tire alors vers la caricature, et le second reste trop peu vraisemblable ?
Avec les forces athlétiques qu’on lui connaît, Marc Minkowski assume l’ensemble des douze représentations, avec un Orchestre National Bordeaux Aquitaine idéalement performant et l’excellent Chœur de l’Opéra National de Bordeaux, préparé par Salvatore Caputo, ainsi que le continuo irréprochable de Maria Shabashova au pianoforte. Persuasif pour Le nozze di Figaro, décevant, comme à Versailles, dans un Don Giovanni qui court trop souvent la poste, avec une nervosité excessive, pour finalement nous enchanter avec un Cosi fan tutte qui retrouve toute sa finesse et sa subtilité de nuances, dans des tempi,cette fois, parfaitement équilibrés, hors un « Bella vita militar ! » pris au pas de charge.
FRANÇOIS LEHEL