Teatro alla Scala, 16 décembre
Tant en Italie, où son importance artistique et culturelle se double d’une dimension politique, qu’en Europe et dans le monde, où l’institution n’a jamais cessé d’être le symbole même de l’opéra, l’ouverture de saison de la Scala est (et demeure) l’événement lyrique de l’année – et peu importe, à cet égard, que Stéphane Lissner, mieux placé que quiconque pour le savoir, ayant lui-même occupé le prestigieux poste de directeur général pendant près d’une décennie, tente désormais de la concurrencer, à coups de stars, au San Carlo de Naples…
Mais aussi vivant soit l’art qui y est célébré, en grande pompe, chaque 7 décembre, l’illustre temple milanais peut-il rivaliser avec sa propre légende, alimentée par une succession d’époques plus ou moins glorieuses : insurpassable, selon ceux qui peuvent affirmer qu’ils « y étaient », et fantasmée pour ceux – dont je fais partie – auxquels leur trop récente naissance n’a pas accordé ce privilège ? Tout un répertoire, incontournable pilier, tant des lieux que de l’opéra italien, provoque, en effet, des comparaisons, souvent cruelles pour le présent, avec des références passées, qui rendent la représentation de certains titres emblématiques particulièrement risquée.
Pour 2022-2023 – et n’en déplaise au consul d’Ukraine, auteur d’une polémique relevant de la « cancel culture » la plus primaire –, Dominique Meyer a fait le choix judicieux de Boris Godounov, ouvrage à l’histoire très riche sur la scène de la Scala, mais qui n’avait eu les honneurs de la Saint-Ambroise qu’en 1979. D’autant plus que le chef-d’œuvre dramatique de Moussorgski – ici donné dans la version originelle, plus concentrée, de 1869 – marque une forme d’aboutissement dans le parcours russe de Riccardo Chailly au pupitre du théâtre, amorcé voici quatre décennies.
Sous la baguette de leur directeur musical, l’orchestre et le chœur atteignent, en effet, une plénitude d’emblée saisissante. Étranger à ces effets de manche, déployés à grand fracas pour imprimer à l’interprétation des signes distinctifs plus révélateurs de vanité que de l’approfondissement d’un art, le chef italien creuse la matière souvent âpre de cette partition princeps, afin de mettre au jour une respiration d’une ampleur épique, portée, mieux, embrassée par les garants de cet alliage sonore inimitable entre basses telluriques et chaleureuse lumière latine, qui officient dans la fosse.
Sur le plateau, Kasper Holten recrée, grâce aux décors d’Es Devlin, une manière de faste, digne de l’œuvre et de la circonstance, tout en refusant la littéralité. Une immense carte de la Russie délimite, par ses courbes et reliefs, un espace où alternent, et parfois s’entrechoquent, sphères publique et privée, mais surtout où s’inscrit, d’une écriture fine agrémentée de dessins, la chronique de Pimène.
Avec ses costumes mêlant trois époques – celle de l’action, celle de la composition, et la nôtre –, la dramaturgie exprime la permanence des dérives du pouvoir, pour interroger les notions de vérité et de manipulation, d’un point de vue individuel et collectif. Au centre, la figure hantée de Boris Godounov ne peut se défaire de sa vision du tsarévitch Dimitri ensanglanté, qui apparaît toujours en même temps que lui, tout en préfigurant le sort de ses propres enfants, Fiodor et Xénia.
Cette lecture ambitieuse, concentrée sur son sujet – qualité devenue assez rare, tant certains metteurs en scène se perdent en inutiles digressions –, se heurte à un excès de didactisme, qui tend à faire passer le concept, voire l’explication de texte, avant la narration, et le théâtre même. Ainsi, peut-être le Chouïski si peu ambigu de Norbert Ernst – car commun de timbre et d’expression – aurait-il, malgré tout, pu exister, s’il n’avait été abandonné à sa terne présence ?
Il est la seule faiblesse d’une distribution sans doute difficilement égalable aujourd’hui – mais certes pas tout à fait inédite, puisque ses trois protagonistes étaient déjà ceux de la création de la production d’Ivo van Hove, en 2018, à l’Opéra National de Paris.
Pour Tchelkalov, et plus encore pour la Nourrice, Alexey Markov, dont le métal brille infiniment plus dans sa langue natale qu’en italien, et Agnieszka Rehlis, titulaire parmi les plus exaltantes des grands mezzos verdiens, sont un luxe. Stanislav Trofimov s’empare de Varlaam, avec tout ce qu’il faut de truculence pocharde. Et Grigori trouve en Dmitry Golovnin un idéal de clarté et d’impact.
Sans doute ni Ain Anger, ni Ildar Abdrazakov ne peuvent invoquer les abysses des monstres sacrés qui, au siècle dernier, les ont précédés en Pimène et Boris. Mais l’Estonien et le Russe ont, l’un autant que l’autre, l’avantage de la beauté du timbre, comme de la ligne – et le second à un degré de belcantisme assez inouï dans le rôle-titre, qu’il a suffisamment mûri désormais, pour atteindre, dans les suffocations de sa mort hallucinée, une intensité tragique proprement shakespearienne.
MEHDI MAHDAVI