Grosses Festspielhaus, 24 août 2023
Avec Macbeth, Krzysztof Warlikowski avait signé, à la Monnaie de Bruxelles, en juin 2010 (voir O. M. n° 54 p. 59 de septembre), l’une de ses plus belles productions lyriques, dont la reprise, longtemps espérée, n’eut finalement pas lieu, à cause du retard pris par les travaux de rénovation du théâtre. Ce n’est donc pas d’une page blanche que le metteur en scène polonais est reparti, pour ce spectacle, annoncé comme nouveau par le Festival de Salzbourg, et qui l’est, à bien des égards.
Cette réécriture affirme, en effet, une confiance accrue dans l’œuvre elle-même, ne cherchant plus, ainsi, à justifier les apparitions des Sorcières, dont les chœurs, à la Monnaie, étaient dissimulés à la vue des spectateurs, par l’état psychologique de Macbeth et Banco, soldats de retour de la guerre, et atteints de troubles du stress post-traumatique (TSPT). Bel et bien présentes ici, et flanquées de petites filles aux troublants masques de vieillardes, les Sorcières forment une étrange assemblée de spirites aveugles – comme l’était le devin Tirésias –, portant lunettes noires et le brassard à trois points noirs sur fond jaune, vers lesquelles le futur régicide est poussé par un mélange de détresse et de superstition, sans doute.
Au-dessus du couple maudit, assis à chaque extrémité d’un long banc de bois, sont projetées les images d’un bébé et de sa mère, extraites du film Edipo re (Œdipe roi, 1967) de Pier Paolo Pasolini. Comme la réminiscence d’une blessure originelle : celle de la perte d’un enfant – qui n’est pas né, peut-être, n’a pas vécu, assurément. Et que la stérilité de Lady Macbeth, révélée par un examen gynécologique, rend définitive – avant qu’à la fin du III, son époux, l’entrejambe ensanglanté, telle la plaie intarissable de sa culpabilité, soit privé de sa virilité. Ou quand l’obsession de l’absence de lignée conduit à la folie meurtrière.
Car il faut éliminer, jusqu’au dernier, pour anéantir la racine des générations futures, ceux qui, selon la prophétie, menacent le règne sans descendance de l’usurpateur du trône, hanté par l’image démultipliée de Banco, « Non re, ma di monarchi genitore ! » (« Non pas roi, mais géniteur de rois ! »).
Telle Magda Goebbels, en 1945, Lady Macduff, pour éviter le carnage, empoisonnera un à un ses enfants, avant de se donner la mort, sur fond de massacre des Innocents, emprunté à Pasolini, toujours, mais au film Il vangelo secondo Matteo (L’Évangile selon saint Matthieu, 1964), cette fois. Fleanzio, le fils de Banco, confié à une énigmatique vieille dame, avant que ce dernier ne succombe sous les coups des sbires de Macbeth, n’en continue pas moins d’avancer vers son destin, aidé par les Sorcières, comme le suggère la citation, en images de synthèse, créées par Kamil Polak, du Vuelo de brujas (Le Vol des sorcières, 1797-1798) de Goya, tandis que les dictateurs déchus sont engloutis, vivants, par le peuple en liesse.
Pas un instant, le tissu de références picturales et cinématographiques, toujours dense dans l’œuvre de Krzysztof Warlikowski – qui ne saurait être réduit, créateur autant qu’interprète, au rôle d’artisan servile à l’égard du librettiste et du compositeur, qu’une certaine conception de l’art lyrique, revenue en force, ces derniers temps, tente d’imposer aux metteurs en scène –, ne sature une approche dramaturgique et théâtrale tirant sa force, mieux, son évidence, d’une cohérence et d’un sens de l’occupation de l’espace absolument saisissants.
C’est aussi que chacun des protagonistes l’est, tout en s’intégrant à un ensemble d’une rare unité. Son physique de beau ténébreux amplifie l’impact du Macduff de Jonathan Tetelman, que l’alliage de slancio, de squillo et de morbidezza pourrait hisser, s’il tempère sa tendance à mettre la ligne en surtension à des fins expressives, sur les cimes dépeuplées du chant verdien. Tareq Nazmi en a, lui aussi, entamé l’ascension, Banco dont la noblesse, inentamée par un aigu peu assuré, s’épanche dans le legato à faire pleurer les pierres de « Come dal ciel precipita ».
Après deux décennies d’une carrière bien remplie, notamment au Mariinsky, Vladislav Sulimsky fait figure de révélation. D’abord parce qu’il est, même sans avoir, dans le registre supérieur, la morgue d’un Ludovic Tézier indépassable dans sa catégorie, un authentique baryton Verdi. Et parce que le timbre, où le velours l’emporte sur le métal, donne chair à la vulnérabilité hallucinée d’un Macbeth plus que jamais tyran malgré lui.
La métamorphose d’Asmik Grigorian, une Rusalka, une Jenufa, une Salome – sans doute la plus grande du moment, et pas seulement –, en Lady Macbeth n’allait certes pas de soi. Mais la soprano lituanienne, au zénith de moyens qui paraissent désormais infinis, peut, manifestement, tout faire. Et mieux que toutes les autres, a priori plus adéquates ici, par-delà une caractérisation et un jeu tout bonnement prodigieux.
Voix de bronze, à la fois ronde et affûtée, et d’une stupéfiante égalité sur tout l’ambitus, elle triomphe d’un parcours semé d’embûches, s’inventant une agilité, tout sauf d’école belcantiste, sans doute, notamment pour un « Brindisi » d’une séduction cinglante, et atteignant, au terme d’un « Somnambulisme » ponctué de piani envoûtants, un contre-ré bémol d’une tenue inouïe.
Remplaçant Franz Welser-Möst, forfait pour des raisons médicales, et non moins inattendu que lui dans cette partition, Philippe Jordan la soustrait, en effet, au bruit et à la fureur que la tradition associe, non seulement au Verdi des « années de galère », mais aussi à cette première tentative shakespearienne en forme de laboratoire de dramaturgie musicale.
Sous la battue ample, mais toujours contrôlée, du chef suisse, en symbiose avec des Wiener Philharmoniker aux couleurs et à la dynamique dont l’écho choral, dans « Patria oppressa ! », submerge d’émotion, Macbeth devient, au même titre que les ultimes Otello et Falstaff, un chef-d’œuvre de la pleine maturité. Immense soirée, décidément.
MEHDI MAHDAVI