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Allan Clayton, Jephtha jusqu’aux confins du silence à Londres

15/12/2023
Allan Clayton (Jephtha). © Marc Brenner

Royal Opera House, Covent Garden, 21 novembre

« And Jephtha vowed a vow » (« Jephté fit alors un vœu »). Par ces mots, une voix rompt le silence. Et les répète, rejointe par d’autres, jusqu’à ce que, dans la pénombre baignant le plateau, où un homme se tient, entre deux hauts murs, tel Florestan (Fidelio) dans son cachot, debout, hanté par la promesse imprudente qu’il a, un jour, faite à Dieu de lui sacrifier la première personne qui viendrait à sa rencontre, après sa victoire sur le champ de bataille – et qui, pour son malheur, ne sera autre que sa fille –, leur accumulation ne produise un murmure indistinct. Alors débute le flash-back qui raconte, dans la production signée par le directeur artistique du Royal Opera, Oliver Mears, l’histoire de Jephtha.

Ces mots, tirés du Livre des Juges, dans la traduction anglaise de la Bible du roi Jacques (King James Version, 1611), et ceux qui les suivent, sont aussi gravés sur les parois mobiles du décor de Simon Lima Holdsworth – et ce vœu, Jephtha l’écrira, comme en transe, celle d’une morale poussée jusqu’au fanatisme, en lettres de sang, sur une feuille de papier.

Par ses citations, dont les sources sont scrupuleusement énumérées, et reproduites, dans le programme de salle, la scénographie assume, de façon souvent spectaculaire, la dimension picturale propre aux « drames bibliques » haendéliens, ces fresques musicales aux reliefs puissants – ainsi du frontispice du poème The Song of Los de William Blake, avec ce globe solaire, dont le rougeoiement menaçant est peu à peu envahi de noir, durant le chœur « How dark, o Lord, are Thy decrees ! », en référence, peut-être, à la cécité qui allait bientôt frapper le compositeur, forcé d’interrompre la composition de son ultime oratorio original, alors qu’il mettait en musique le vers « Whatever is, is right » (« Tout ce qui est, est juste »).

Mais, en dépit du soin porté à sa réalisation, de son dynamisme, aussi – où il est difficile de ne pas déceler l’influence du Saul de Barrie Kosky, qui a établi une sorte de standard dans l’approche du genre –, la mise en scène peine à s’extraire de l’illustration assez banale, bien que pertinente sur le plan dramaturgique, de l’opposition entre Israélites, transformés en puritains du XVIIe siècle, et Ammonites, tout droit sortis, dans leurs costumes XVIIIe, de la scène de taverne de la série de tableaux A Rake’s Progress de William Hogarth, prélude à un bûcher des vanités.

Du moins jusqu’au troisième acte, qui s’écarte – pour finalement revenir à l’image initiale du spectacle – du dénouement du livret, à partir de l’apparition de l’Ange, venu soustraire Iphis au sacrifice, et annoncer que sa vie sera consacrée à Dieu.

Tout sauf un ange, en vérité, le personnage ajouté du fils de Jephtha, qui, depuis le début, a tout observé, se manifeste donc à point nommé, pour envoyer sa sœur au couvent, et prendre la place de son père. Mais, si ce dernier finit bel et bien prisonnier, Iphis se rebelle, et prend la fuite, avec celui qu’elle aime – Hamor, l’homme nouveau et sensible, traumatisé par le sang dont la bataille a taché ses mains, jusqu’alors probablement pures… Pas de quoi provoquer un choc théâtral, pour autant.

Il ne viendra pas, non plus, de la fosse, bien que la direction de Laurence Cummings vaille infiniment mieux, par la vitalité de sa pulsation, que celle, léthargique, de Christian Curnyn, dans Alcina – précédent volet de ce qui s’apparente, dans la programmation du Covent Garden, à un cycle Haendel (voir O. M. n° 189 p. 45 de février 2022). Car s’il manque de variété autant que de netteté à l’attaque, l’orchestre maison se plie, non sans virtuosité, ou du moins vélocité, aux exigences, aujourd’hui obligées dans ce répertoire, de la pratique « historiquement informée » – encore qu’il s’avère nettement moins probant dès que le mouvement ralentit.

La partition ne s’accommode pas, en revanche, d’un chœur dont les dames, surtout, pataugent, et parfois même se noient, dans une mare de vibrato. Les solistes sont-ils plus adéquats ? En Zebul, Brindley Sherratt s’inscrit, d’emblée, dans la tradition des basses anglaises charbonneuses, capables d’un certain panache dans les passages de – relative – agilité.

Empêtrée dans ses registres inégaux, entre appui excessif sur la poitrine et glapissements dès que la tessiture s’élève – fort peu, ici –, la mezzo-soprano Alice Coote tient le plus souvent, en Storgè, de la mégère inapprivoisée : « Scenes of horror, scenes of woe » ne trouve, à aucun moment, l’assise pour donner corps aux hallucinations prémonitoires montrées sur scène, tandis que « Let other creatures die » sombre dans la caricature expressionniste.

Voici vingt ans, le matériau égal – au point de donner l’illusion d’une certaine ampleur, malgré une projection limitée – de Cameron Shahbazi aurait, sans doute, attiré l’attention. Mais à une époque si prodigue en contre-ténors tous plus singuliers, sinon phénoménaux, les uns que les autres, son Hamor laisse indifférent.

Pincée, sans lumière, ni souplesse, absolument privée de grâce, en somme, l’Iphis de la soprano Jennifer France serait une punition, si elle ne faisait passer, dans « Happy they ! » plus que dans « Farewell, ye limpid springs », une émotion authentiquement musicale.

Jephtha incontestable, Allan Clayton domine donc seul, sorte d’anti-Ian Bostridge, tant son chant est dépourvu d’affectation. Quelle évidence dans la courbe de la vocalise ! Quelle tension dans l’arc que le ténor britannique semble tendre entre « Open thy marble jaws, o tomb ! » et « Deeper, and deeper still » ! Et surtout, comme bouleverse la dynamique infinie, jusqu’aux confins du silence, d’un « Waft her, angels » en apesanteur.

MEHDI MAHDAVI

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